Où "multitâches"...
Terminologie apparue avec cette ère digitale, et dont la simple évocation fait couler beaucoup d'encre virtuelle.
En ce qui me concerne, il suscite curiosité et interrogation, et matière à réflexion sur ces usages et/ou nouvelles capacités de nos cerveaux adaptatifs.
Intérêt aussi, depuis que je lis des articles - majoritairement américains - et bien-sûr, tout particulièrement celui-ci.
Pour résumer - et à l'attention (sans mauvais jeu de mot) de ceux qui connaitraient moins la problématique - de quoi s'agit-il:
De la capacité à traiter plusieurs tâches à la fois et, particulièrement aujourd'hui, de ce qui suit: parler tout en envoyant un texto, suivre un cours tout en faisant ce qui précède, en étant sur FaceBook et en faisant des recherches via Google, etc - (et: ne jamais conduire tout en envoyant un texto...).
Vous allez voir... il y a de quoi faire.
Le terme multitasking, tirerait ses origines de l'ingénierie informatique - voir à ce sujet le Wikipédia version anglaise - en référence à l'action d'un microprocesseur traitant apparemment plusieurs tâches à la fois. En fait, une seule à la fois, mais par rotations successives, plusieurs microprocesseurs = plusieurs tâches et rotations (les puristes me pardonneront).
Ensuite, en psychologie expérimentale, et en neuropsychologie c'est un domaine d'étude qui touche à l'attention, et à ce que l'on nomme l'attention divisée.
Sans rentrer dans trop de détail, il faut retenir que l'attention est le pré-requis de toute autre fonction cognitive, et que l'on entre ici dans le champ théorique du traitement de l'information.
Comme quoi, la problématique n'est bien-sûr pas innocente en lien avec Internet et le Web d'aujourd'hui.
Dans le cerveau, l'attention est notamment très concernée par le lobe frontal (contrôle), et le cortex pré-frontal. En n'oubliant jamais - au passage - qu'un cerveau humain est caractérisé par une multitude d'interactions et de ré-agencements transversaux, en même temps que de l'hyper localisation.
Avec les techniques actuelles d'IRMf (imagerie par résonance magnétique fonctionnelle) on peut observer le cerveau en action - dans le traitement de tâches justement - de façon tout à fait nouvelle. Mais ce n'est pas non plus une technique "magique" qui éclairerait soudain tout: on ne peut observer que des choses précises et partielles sinon, cela devient illisible (pour dire vite). Explication du principe de base par ici, pour ceux que cela intéresse.
Résultat, rien n'est jamais totalement définitif du côté du cerveau... donc, les avis restent partagés: est-ce une fonction qui est en train de se renforcer? Est-elle intéressante? Est-ce au contraire la préfiguration d'un "ramollissement" de nos esprits? Lesquels seraient éparpillés, distraits par les flux d'information et de loisir.
Tout est un peu mélangé. Et c'est compréhensible puisqu'on est à la jonction de problématiques contemporaines, qui oscillent entre peur et enthousiasme: on touche ici à notre cerveau, à cette "nouvelle" ère digitale, à la jeunesse aussi - puisque la génération des digital natives est au centre - et donc, au futur. A l'éducation, l'intelligence, l'apprentissage, la technologie... la liste est longue.
Il se trouve aussi que j'ai eu le plaisir de croiser il y a peu de temps un jeune homme "multitâches". Je vous retrace la scène, anecdotique, mais... J'étais assise à côté de lui lors d'une conférence sur les télévisions connectées. Ordinateur sur les genoux, au premier rang, l'individu en question rédigeait le compte rendu de la conférence tout en alimentant trois comptes Twitter (écrire et publier sur le Web en temps réel donc), un FaceBook, trois moteurs de recherche actifs, le tout répondant aimablement à mes questions quand j'osais lui adresser la parole...
Quand à moi ce soir là j'ai essayé d'écouter (les intervenants) tout en publiant des données précises sur Twitter... mon cerveau a disjoncté assez vite!! Et, pas la peine d'essayer de copier sur mon voisin, il en était déjà à trois phrases plus loin. Pour ceux qui connaissent: vive le RT!
Donc, avec Benoit, nous avons discuté, puis échangé. Il a 22 ans, est en dernière année à Sciences Po, et est aussi, journaliste/community manager pour CB News/CB Webletter. Une tête bien faite!
Je vous livre ci-dessous - en le remerciant encore - quelques unes de ses réflexions (avant que d'y revenir):
- Le multitasking pour lui:
Être multitâche, c’est pouvoir faire plusieurs activités en même temps, consommer deux médias simultanément. Il y a plusieurs niveaux de « multitasking ».
Typiquement, le premier niveau, c’est regarder la télé tout en surfant sur son PC.
Ensuite, sur le PC, avoir 10 onglets dans deux navigateurs, avec un document word et un client mail ouverts. Plus le téléphone à coté pour envoyer des textos, bien sûr.
Puis sur internet, avoir 3 conversations simultanées sur le chat FaceBook et regarder de temps en temps la timeline Twitter dans un autre onglet, tout en consultant les mails qui s’actualisent en temps réel.
Pour moi, c’est devenu naturel, je ne me suis jamais posé de questions. Là, par exemple, alors que j’écris, j’ai aussi la télé sur mon PC, et le navigateur ouvert derrière. C’est ma façon de consommer le média internet. J’ai toujours un onglet Facebook (voir deux, ou trois) et un onglet Twitter d’ouvert, même au travail ou en cours. Pour le travail, c’est normal, ça fait parti de mon job. Pour les cours, comme je prends des notes sur mon PC et qu’il y a le wifi, c’est naturel d’avoir aussi le navigateur internet d’ouvert, et donc Facebook, Twitter, les mails, etc. En classe, on est une très grande majorité à être derrière un PC. Et plusieurs à live-twitter les cours quand c’est intéressant ou qu’il y a des intervenants.
Ça ne veut pas dire qu’on est moins concentré sur le cours, au contraire. C’est une concentration différente, plus aiguisée, je dirais. Que ce soit dans la classe ou sur le PC, il se passe toujours quelque chose, il faut être attentif en continu. L’esprit est toujours mobilisé.
Pour travailler sur des cas concrets, ce qui est mon cas, le "multitasking" devient un atout, car il faut apprendre à gérer une masse d'information et de données pour n'en retirer que ce qui est important et les relier entre elles.
- Dans vos études, comment utilisez-vous Internet et Web. Cela change-t-il rapport à l'enseignement (si oui, pourquoi?)
De beaucoup de façon. Pour travailler en groupe, trouver des documents, des informations gérer les rendez-vous (doodle), collaborer sur un document, une présentation (google docs), on s’échange beaucoup de mails. On passe de moins en moins par le papier. Mais ça tient aussi au fait que dans le marketing (ce que j’étudie), les sources d’information actualisées sont surtout sur le web.
Dans le rapport à l’enseignement, il y a des changements, c’est certains. On s’attend à ce que les profs soient plus disponibles en dehors du cours, via l’email. Il sont aussi obligés d’être intéressants/pertinents et de captiver l’attention, car il sont en concurrence directe avec internet pendant leurs cours. Plus que jamais, il doivent être compétents, leur savoir peut être directement remis en cause par internet. Ce qui fait que les exigences des étudiants ont augmenté, je pense.
L'année dernière j'avais un cours sur le numérique, le format était déroutant, mais plutôt adapté à cette nouvelle réalité : en préparation de chaque cours, on devait regarder 2h de cours magistral en vidéo, posté sur internet. Le cours en lui-même était alors une synthèse de ce cours magistral, avec une large place accordée aux échanges à partir de la vidéo et aux présentations des étudiants. Plutôt que de réciter un même cours d'année en année, le prof se voit renforcé dans son rôle d'expert et joue l'interactivité. A charge pour les étudiants de préparer le cours avant.
A Sciences po, on est de plus en plus dans cette logique : la majorité des cours magistraux sont maintenant enregistrés et accessibles sur internet.
- Que pensez-vous de la notion d'oisiveté? Du temps de réflexion nécessaire pour "décanter" les choses?
Sur l'oisiveté, je ne sais pas. Elle est de moins en moins pertinente. A moins de tout couper volontairement, il est difficile de se retrouver oisif. Avec le mobile et internet présent partout et tout le temps, on est sans cesse sollicité, et on doit être tout le temps disponible. Et se sera comme ça de plus en plus.
Pour ce qui est de moments de réflexion, en profondeur, j'avoue que cette question me laisse perplexe, clairement, ce n'est possible que lorsque l'on est "off". Pour moi, je dirai que c'est avant de m'endormir : une période d'une demi-heure/une heure ou l'esprit est libre. Mais cela implique de prendre conscience qu'il faut se sortir du "multitasking" et plus généralement des flux d'information qui nous envahissent. Pour moi, la réflexion passe alors par l'écrit : un bon vieux carnet où prendre des notes. Et qui permet donc de sortir de l'immédiateté et des flux pour entrer dans la concrétisation et la matérialité. Et puis les livres, pour moi plus générateurs d'idées et de réflexion qu'un écran.
En conclusion, et pour ce qui me concerne, j'aurai tendance à penser qu'être multitâches ne va pas "ramollir" nos cerveaux! Nos capacités d'attention et de concentration ne vont pas en pâtir. C'est plutôt comme une fonction - nouvelle quand elle est ainsi développée et renforcée - qui fait appel à des processus précis et sériés.
Probablement en sollicitant beaucoup la mémoire dite de travail (celle qui permet de retenir provisoirement des informations utiles au traitement de quelque chose), avec des quasi automatismes.
Ce qui serait peut-être intéressant à explorer, c'est ce que génère la juxtaposition des écrans et des ressources: nous avons soudain à portée de cerveau un espace et une temporalité différents. Peuvent coexister sous nos yeux, des époques, des images, des langages, très différents, le tout, simultanément.
Ce qui est plus complexe c'est aussi quand il s'agit de l'interaction avec les autres (regarder quelqu'un dans les yeux, parler/écrire à plusieurs personnes à la fois). Et on peut se poser des questions d'ordre sociétal (là, ce sera l'objet d'un autre billet!).
Il faut, malgré tout, des moments de pose. Cette fameuse oisiveté par exemple (dont la problématique ne date pas d'hier). Ce n'est sans doute pas un hasard si des philosophes comme Hannah Arendt ou Bertrand Russell s'y sont intéressés - quelques écrivains aussi.
Laisser nos cerveaux en friche un certain temps, tout simplement aussi...pour voir ce qui pourrait y germer.
. Sources et ressources (sélection):
- The New Atlantis: The Myth of Multitasking - Christine Rosen (2008)
- Neuropsychologie de l’attention - Philippe Azouvi - Service de rééducation neurologique - Hôpital Raymond Poincaré, Garches (l'un des meilleurs spécialiste français sur la question).
- Multitasking Muddles Brains, Even When the Computer Is Off - Wired (2009)
- Publications about Multi-Tasking - Cognitive science.
- How brain training makes multitasking easier.
- Benoit sur Twitter.
Illustration 1- BoyGenius, via Le Journal du Geek.