Laurent GAUDE
C'est un peu ce qui m'arrive avec Laurent Gaudé... Un auteur découvert avec le superbe roman Le soleil des Scorta, et que je lis depuis régulièrement. Son écriture, son style, les thèmes de ses romans, tout me fascine, tout m'enchante. Ouvrir un nouveau livre de cet auteur, c'est savoir déjà que je vais être transportée, que les mots, les phrases, les idées vont s'imprégner en moi, y trouver résonnance, me faire vibrer, m'émouvoir. Ses mots me parlent. Ce serait prétention de croire qu'ils sont écrits pour moi, mais vraiment, j'ai trouvé dans son style un écho à mes idées, à ma façon de voir le monde, de le penser, de l'aimer ou le hair. Je ne suis probablement pas faite pour lui, mais lui est fait pour moi, c'est certain...
Voici donc un nouvel émerveillement avec cet Ouragan qui malmène ses personnages, et cet auteur qui les aime tant. Dans le vent et la pluie, nous suivons quelques heures éprouvantes de plusieurs personnages, et nous souffrons avec eux, nous avons peur, froid, nous nous révoltons ou bien nous inclinons devant les éléments, mais oui, nous sommes avec eux. Les personnages se croisent, se rencontrent, se retrouvent ou disparaissent, qu'importe, puisque c'est leur âme qui est mise à nu par la colère des dieux, par ce vent vengeur et purificateur. Leur vie, leurs désirs, leurs souvenirs remontent à la surface mais risquent d'être balayés à tout instant par cet ouragan dévastateur. Seul l'espoir surnage, parfois...
Comme j'ai aimé la vieille négresse Joséphine et son franc parler, comme j'ai aimé Rose, effaçée, enfermée dans ses regrets et Keanu qui enfin réalise qu'il s'est fourvoyé, qui trouve grâce à la violence des éléments la vraie raison de sa vie. J'ai aimé les forçats révoltés, ils m'ont fait trembler aussi. J'ai compati avec le prêtre abandonné de tous, et même de Dieu. Bref, un immense coup de coeur pour ce livre que je relirai certainement un jour, tant je l'ai trouvé rythmé, envoutant et émouvant tout à la fois.
Bravo Monsieur Gaudé ! Et vivement votre prochain livre !
Extrait : (début du livre)
Moi, Josephine Linc. Steelson, négresse depuis presque cent ans, j'ai ouvert la fenêtre ce matin, à l'heure où les autres dorment encore, j'ai humé l'air et j'ai dit : "Ça sent la chienne." Dieu sait que j'en ai vu des petites et des vicieuses, mais celle-là, j'ai dit, elle dépasse toutes les autres, c'est une sacrée garce qui vient et les bayous vont bientôt se mettre à clapoter comme des flaques d'eau à l'approche du train. C'était bien avant qu'ils n'en parlent à la télévision, bien avant que les culs blancs ne s'agitent et ne nous disent à nous, vieilles négresses fatiguées, comment nous devions agir. Alors j'ai fait une vilaine moue avec ma bouche fripée de ne plus avoir embrassé personne depuis longtemps, j'ai regretté que Marley m'ait laissée veuve sans quoi je lui aurais dit de nous servir deux verres de liqueur - tout matin que nous soyons - pour profiter de nos derniers instants avant qu'elle ne soit sur nous. J'ai pensé à mes enfants morts avant moi et je me suis demandé, comme mille fois auparavant, pourquoi le Seigneur ne se lassait pas de me voir traîner ainsi ma carcasse d'un matin à l'autre. J'ai fermé les deux derniers boutons de ma robe et j'ai commencé ma journée, semblable à toutes les autres. Je suis descendue de ma chambre avec lenteur parce que mes foutues jambes sont aussi raides que du vieux bois, je suis sortie sur le perron et j'ai marché jusqu'à l'arrêt du bus. Moi, Josephine Linc. Steelson, négresse depuis presque cent ans, je prends le bus tous les matins et il faudrait une fièvre des marais, une de celles qui vous tordent le ventre et vous font suer jusque dans les plis des fesses, pour m'empêcher de le faire. Je monte d'abord dans celui qui va jusqu'à Canal Street, le bus miteux qui traverse le Lower Ninth Ward, ce quartier où nous nous entassons depuis tant d'années dans des maisons construites avec quatre planches de bois, je monte dans ce bus de rouille et de misère, parce que c'est le seul qui prenne les nègres que nous sommes aux mains usées et au regard fatigué pour les emmener au centre-ville, je monte dans ce bus dont la boîte de vitesses fait un bruit de casserole mais j'en descends le plus vite possible, six stations plus loin. Je pourrais aller jusqu'à Canal Street mais je ne veux pas traverser les beaux quartiers dans ce taudis-là. Je descends dès que les petites baraques du Lower Ninth laissent place aux maisons à deux étages du centre, avec balcon et jardin, je m'arrête et j'attends l'autre bus, celui des rupins. C'est pour être dans celui-là que je me lève le matin. C'est dans celui-là que je veux faire le tour de la ville, un bus de Blancs qui me dévisagent quand je monte parce qu'ils voient tout de suite que je suis du Lower Ninth, c'est celui-là que je veux et si je me lève si tôt, c'est que je veux qu'il soit bondé parce que, lorsque je monte, cela me plaît d'avoir devant moi, en une double rangée un peu blafarde, tous ceux qui vont s'épuiser au travail. Je m'assois. Et je le fais toujours avec un sourire d'aise, n'en déplaise aux jeunes qui me regardent en se demandant quel besoin a une vieille carne dans mon genre de prendre le bus si tôt, encore qu'il n'en soit pas tant que ça à se demander ce genre de choses car la plupart s'en foutent, comme ils se foutent de tout. Je le fais parce que j'ai gagné le droit de le faire et que je veux mourir en ayant passé plus de jours à l'avant des bus qu'à l'arrière, tête basse, comme un animal honteux. Je le fais et c'est encore meilleur lorsque je tombe sur des vieux Blancs. Alors là, oui, je prends tout mon temps. Car je sais que, même s'ils font mine de rien, ils ne peuvent s'empêcher de penser qu'il fut un temps, pas si lointain, où mon odeur de négresse ne pouvait pas les importuner si tôt le matin, et j'y pense moi aussi - si bien que nous sommes unis, d'une pensée commune, même si chacun fait bien attention de ne rien laisser paraître, nous sommes unis, ou plutôt face à face - et je gagne, chaque fois. Je m'assois le plus près de là où ils sont, en posant mes fesses sur un morceau de leur veste si possible pour qu'ils soient obligés de tirer dessus et que leur mécontentement croisse encore. Jamais aucun de ces vieux Blancs ne m'a laissé sa place lorsqu'il est arrivé que le bus soit plein. Une fois seulement, alors que j'avançais dans la travée centrale, un homme m'a souri, s'est déplacé pour aller côté fenêtre et m'a fait signe de m'installer à côté de lui, sur la place qu'il libérait. "Tu n'as pas peur des vieilles vaches noires, fils ?" j'ai lancé, pour rire. Il m'a répondu en souriant : "Nous nous sommes battus pour cela." C'est depuis ce jour que lorsque j'ai besoin d'un clou, ou d'une ampoule - ce qui n'arrive pas si souvent -, je traverse la ville pour aller chez Roston and Sons, le quincaillier. Car ce jeune blanc-bec est le cadet du vieux Roston et je me fous que le clou soit plus cher qu'ailleurs, j'y vais au nom des vieilles luttes et du goût savoureux de la victoire. Moi, Josephine Linc. Steelson, négresse depuis presque cent ans, je dois être une bien grande pécheresse car, je l'avoue franchement, je ne me lasse pas d'avoir gagné. Je fais le tour de la ville en bus chaque matin et c'est comme de faire la tournée de mon empire. Les chauffeurs, je les connais. Ils m'aiment bien et me saluent avec politesse. Ce jour-là, donc, comme tous les autres depuis si longtemps, je suis montée dans le premier bus. Il y avait une place au premier rang à la droite du chauffeur et je m'y suis mise. "Une belle journée qui s'annonce, hein, miss Steelson ?..." a-t-il lancé. Et comme je n'aime pas parler pour ne rien dire, comme l'avis des autres m'importe peu, j'ai répondu, en articulant bien pour que tous les gens assis derrière entendent, j'ai répondu : "Ne crois pas ça, fils. Le vent s'est levé à l'autre bout du monde et celle qui arrive est une sacrée chienne qui fera tinter nos os de nègres..."
Ce que dit Wikipédia sur L'ouragan Katrina, dont il est question dans ce roman, mais qui n'est jamais nomément mentionné. Et ici, un article très intéressant, avec photos et vidéos, qui fait froid dans le dos...
Un immense merci, Cécile, pour ce livre voyageur !
Un livre déjà lu par bon nombre d'entre vous :
Cécile : Formidable tour de force que ce roman polyphonique.
Choco : un roman admirable comme ses oeuvres précédentes, que je vous conseille plus que fortement ! ( lisez-le où je vous fouette )
Biblioblog : C'est violent et superbe à la fois.
Le globe lecteur : On se souviendra sûrement longtemps de Joséphine Linc. Steelson, sans doute le personnage le plus touchant du roman.
Amanda : Un avis perplexe plutôt que mitigé.
Canel : Et comme toujours l'écriture de Gaudé est parfaite, riche, évocatrice, mais sans artifices ni lourdeurs.
Gambadou : C'est un livre fort et puissant avec une construction originale.
Emeraude : Ca se lit sans réel déplaisir mais vraiment il y a un goût étrange à cette lecture.
Sandrine : J'ai un avis mitigé sur ce livre.
Cuné : Un fort bon roman qui possède assurément un souffle, une voix, un style. On ne se pose pas de question, on y va, on y est, on admire la virtuosité et on en prend plein la tête.
Lael : Le roman de Laurent Gaudé impressionne, et offre le portrait de vies tourmentées, brisées, emportées et noyées dans la masse d'une société qui finalement a perdu son humanité.
A propos de livres : Une histoire belle et émouvante !
Jules : Il y a de très bons passages ... mais je n'ai pas retrouvé l'influence qu'avait eu Le soleil des Scorta sur moi...
Chris89 : L.Gaudé sait assurément capter l'attention du lecteur pour l'amener à réfléchir tout simplement sur la vie, la mort, la haine et l’oubli.
Clara : Un roman fort par l'écriture et ses personnages que j'ai pris plaisir à lire.
Stephie : Un style puissant sert ce récit.