L’an dernier, les éminents jurés du Prix Marcel Duchamp avaient à choisir entre trois artistes dont les oeuvres étaient présentées sur le stand de manière complète, entière, et un quatrième dont le stand n’était que la partie émergente d’un système, d’un processus. J’avais préféré ce dernier, et le jury aussi, lui décernant le prix 2009. En sera-t-il de même cette année ? Les stands de chacun des candidats sont à la Cour carrée, le lauréat sera annoncé demain à 11h, je m’empresse d’écrire, venant d’entendre les présentations des artistes au jury.
D’emblée, les dessins et tableaux d’Anne-Marie Schneider ne m’intéressent guère, non par opposition rédhibitoire au médium, non parce qu’on ne devine pas, derrière ces demi-personnages, jambes et troncs séparés, des histoires à raconter, voire des psychologies complexes, non parce que je ne reconnais pas ses qualités de dessinatrice, mais parce que je ne vois pas en quoi un tel travail ajoute quoi que ce soit à l’art, à son histoire. Qu’Anne-Marie Schneider ait des choses à dire et à exprimer, tant sur le plan du sujet que sur celui du dessin (et du dessein), c’est certain, mais je ne vois pas bien en quoi ça fait avancer le schmilblick.
Camille Henrot, elle, le fait avancer, mais dans une direction que je n’aime guère. Ayant récemment détesté son exposition à l’Espace Vuitton, j’ai au moins trouvé sa présentation ici plus sobre. Je ne suis pas assez compétent en ethnologie ou anthropologie pour savoir si son discours tient du lard ou du cochon, mais travailler sur un rituel du Vanuatu, sans doute inspiré du culte du cargo, devenu spectacle pour touristes, et ayant donné naissance au saut à l’élastique est intéressant : rencontre entre cultures, passage de témoin, déformation lors du passage, ce sont de bonnes questions, je trouve. Mais pourquoi donc Mademoiselle Henrot en fait-elle toujours trop ? Dans cette vidéo (titrée ‘Coupé-décalé’), on voit une coupure au milieu de l’image et on perçoit un très léger décalage entre les deux parties de l’image : l’artiste a découpé la pellicule verticalement, et l’a réassemblée avec un retard d’une seconde, afin de souligner à quel point ce rituel est rendu factice, a perdu de son authenticité. C’est lourd, comme l’est le radiateur en forme de carte marine à l’entrée (’Tableau de navigation’). Si elle apprend la sobriété, si elle sait faire preuve d’économie et de simplicité, je commencerai à apprécier son travail.
J’ai découvert Cyprien Gaillard il y a trois ans. J’aime beaucoup son rapport à l’histoire et au paysage, ses effacements, qu’il recouvre de papier ou de peinture un tableau existant, qu’il remplisse un paysage de fumée (et je m’étais d’ailleurs un peu trompé lors de cette exposition à Marseille il y a trois ans) ou qu’il travaille avec des polaroïds dont l’image va s’effacer; j’apprécie aussi son intérêt pour l’architecture, pour les tours HLM. La vidéo qu’il présente ici (’Dunepark’) montre son travail d’excavation quasi archéologique d’un bunker de la deuxième guerre mondiale dans un quartier de La Haye (avec l’aide de quelques engins de travaux publics; le bunker fut ré-enfoui ensuite, indestructible) : c’est une métaphore du passé historique que, faute de savoir traiter, on a enfoui, c’est un anti-monument. Face au déni d’histoire (la collaboration, longtemps, la guerre d’Algérie, encore aujourd’hui, ou, ailleurs, la Nakba), face à un monde qui enfouit son histoire, qui la cache, la travestit, cette vidéo est une protestation symbolique, une réappropriation que j’aime beaucoup. On peut toujours dire que Cyprien Gaillard est un peu jeune pour être consacré, mais ce serait, à mes yeux, un excellent candidat.
Mais, comme l’an dernier, il y a un candidat qui se situe, lui, sur un autre plan. Ce n’est pas ce qu’il montre, quelles qu’en soient les références, qui compte, c’est le processus de création de cette pièce et son inscription dans un réseau plus large. Céleste Boursier-Mougenot est un artiste qui a beaucoup travaillé sur la musique, non pas tant sa composition, mais sa découverte, sa révélation dans des lieux et situations incongrus : musique que génère l’entrechoquement de bols de porcelaine dans une piscine, musique que font des oiseaux se posant sur des cordes de guitare, musique qui nait de l’envoi d’un signal vidéo sur un ampli. Céleste détourne les instruments, leur fait faire autre chose que leur fonction officielle, programmée, il bâtit des Larsen sonores ou vidéo, des systèmes circulaires où le son généré par un phénomène influe sur ce phénomène même. On ne demande rien au spectateur sinon d’être là, d’être un motif, d’être, disait son présentateur cet après-midi, ‘interpassif’. À la Cour carrée, on voit quatre arbres en pots, des ficus je crois, montés sur des pots à roulettes, allant et venant sur le stand : leur mouvement dépend de leur besoin en lumière, en eau, en énergie pour les batteries, et on pourrait imaginer demain une transhumance d’arbres à roulettes dans nos avenues. Mais il y a aussi un processus second, non pas caché, mais à distance : le ’spectateur’ peut aller sur le site transHumus et voter pour l’un des quatre candidats. Son vote n’a aucune importance et n’est même pas comptabilisé; mais les mouvements de la souris qu’il effectue en ‘votant’ sont des impulsions transmises aux arbres (chacun étant, de manière non identifiée, associé à l’un des candidats). Faites faire d’innombrables 8 à votre souris et un des arbres fera de même. En somme, derrière ce mécanisme complexe, ce qui compte dans le travail de Céleste Boursier-Mougenot, ce n’est pas tant la forme que nous voyons, le sentiment esthétique que nous éprouvons en regardant ou en écoutant, c’est la perfection du processus libéré du motif, du sujet, et c’est cela son oeuvre.
Nous saurons demain si le jury a fait preuve de la même ouverture que l’an dernier, puisque choisir Céleste Boursier-Mougenot c’est en quelque sorte ouvrir l’oeuvre sur un autre plan.
L’oeuvre d’Anne-Marie Schneider montrée ici ne fait pas partie des oeuvres présentées sur le stand, sauf erreur. La photo de TransHumus, de Céleste Boursier-Mougenot, est une photo d’écran faite par moi à la va-vite pendant la présentation. Mais je n’ai pas eu le temps de retourner Cour carrée pour faire des photos. Anne-Marie Schneider étant représentée par l’ADAGP, la photo de son oeuvre sera retirée du site dans un mois.