Drôle de titre dont j'aime tout particulièrement l'oralité. Cette répétition ressemble à une onomatopée. Et ce trait d'union pourrait s'apparenter à un miroir renvoyant au substantif son reflet. J'imagine que tout cela est voulu car le dernier roman de Marie Nimier – je la lis pour la première fois – interroge, entre autres choses, le moi et sa représentation.
Quand s'ouvre le livre, la narratrice se rend à une séance de photographie. Comme huit autres grands écrivains, elle s'apprête à se faire tirer le portrait pour un grand magazine français dont plus personne n'ignore le slogan : « Le poids des mots, le choc des photos ». Aux commandes de cette séance, un grand nom de la haute couture dont l'accent allemand, le port de gants noirs, le catogan ne nous sont pas inconnus :
Ils (ses yeux) se sont toujours cachés derrière des lunettes noires
Les fins limiers auront reconnu Karl Lagerfeld. Lagerfeld, homme-marque que les amateurs de presse people prétendent connaître, va donc orchestrer ce face-à-face en bon professionnel qu'il est, jouant à merveille son rôle face à une femme curieuse de se retrouver là et qui va s'interroger sur le cliché qui est fait d'elle. Cliché synonyme de dépossession de soi.
Il faut parfois du temps entre la découverte d'une photo et le moment où l'on accepte l'image qu'elle donne de vous. À force de rester des heures devant du papier blanc on se perd un peu de vue, on le sait, on se dit que ça viendra, qu'on s'habituera, mais en l’occurrence, l'étincelle ne se produit pas. Au contraire, à mesure que les jours passent, la sensation d'étrangeté s'accentue. Nous avons tous l'air trop lisses, comme vidés de notre substance. Ce ne sont pas des corps qui sont donnés à voir, ce sont des surfaces. Des peaux parfaites, sans éloquence, façon housse de siège amovible. Nous sommes épinglés, sans qu'on puisse deviner la trace des épingles, et c'est peut-être ça le plus irritant : l'absence de marques, l'effacement des coutures, la dissimulation des trous. L'impossibilité de s'accrocher, de saisir, de s'attacher. Ce n'est même pas un état des lieux, puisque ce moment n'a jamais eu lieu.
Le constat d'un naufrage, sans mer ni tempête. Un naufrage à sec.
Pourquoi nous a-t-on réunis sur cette page, la page numéro 13 (ou plutôt que réunis, collés comme les vignettes d'un bulletin de commande ? Qu'avons-nous en commun, et si nous ne partageons pas les mêmes ombres, la même lumière, quel est le sens de cette mise en scène ?
Commence alors pour la narratrice un travail d'introspection très drôle. Tout est revu sous un angle différent : sa liaison avec Stephen, ses relations avec l'ami d'enfance de ce dernier, un certain Edouard Levé. Il sera aussi question d'une dénommée Frederika, proche connaissance de Karl Lagerfeld et d'une femme qui écrit à la narratrice pour lui dire qu'elle aimerait porter les mêmes sandales qu'elle.
Tous ces éléments sont en fait de la matière brute pour le livre qu'écrit la narratrice. On a donc affaire ici à une histoire dans l'histoire. J'aime beaucoup cette structure gigogne qui me semble coller à merveille au livre. Il s'agit en effet d'aller plus loin que l'image, la représentation. Les choses ne sont pas forcément telles que nous les voyons. Tout ne se livre pas au premier regard. Il faut parfois accepter de laisser son moi et essayer d'endosser les habits de l'autre. N'y a-t-il pas ici une référence explicite à la fonction de romancier ?
ce que tu racontes de la dame aux chaussures tilleul me plaît beaucoup, je veux bien glisser dans sa peau, si tu m'y autorises.
Cette femme qui aime tant ce que porte aux pieds la narratrice s'appelle Huguette Malo. Dit-elle la vérité quand elle affirme être abandonnée par son fils ? La vieille dame délaissée par les siens, n'est-ce pas un cliché ? La photo pourrait être trompeuse là encore. Mais pour le savoir il faut apprendre à regarder. Or, la narratrice se retrouve un moment à l'hôpital pour un problème oculaire. Une épreuve dont elle sortira changée.
Je voyais mieux, pourtant, il n'y avait pas de doute à ce sujet, incomparablement mieux.
Oui, on pouvait dire ça, mieux, mais on pouvait dire aussi le contraire : je voyais pire. Les visages se piquaient de points noirs, les dents jaunissaient, les cernes se creusaient, les nez s'allongeaient ou se remplissaient de poils, les corps me semblaient épais, moins fluides que d'habitude
Si le ton semble léger, n'allez pas en conclure que l'histoire ne donne pas matière à réflexion. Car c'est bien la question du monde et de sa représentation qui est posée ici. De cela découle une interprétation forcément partielle de la vie...
la vie, c'est une façon de voir – façon de parler.
… dont nous ne captons qu'une infime partie :
Est-ce que tu sais que Véronique est la sainte patronne des photographes ? Véronique, du latin vera, vraie, et du grec eikon, image.
Au cours d'un voyage à Baden-Baden, la narratrice rencontre une amie de Karl Lagerfeld, Frederika, qui va lui révéler une image inconnue d'elle-même. C'est aussi ce déplacement qui permettra de contraster la vision portée sur le grand couturier. Elle découvrira en effet que ce dernier est parrain d'une association qui vient en aide aux enfants en difficulté.
Mais toute cette histoire est-elle bien réelle quand Marie Nimier parle de :
La photo d'un moment qui n'a pas existé.
J'ai lu ce roman comme une passionnante création en cours dans laquelle Marie Nimier semble vouloir se jouer de son lecteur. Car l'auteure prend un malin plaisir à changer en permanence la focale. Dès que l'on croit voir une image nette, tout devient plus flou.
Comme il est agréable d'être un lecteur qui finit par délaisser la raison pour la sensation.