Ils attendirent encore un bon moment, vraiment inquiets. A chaque fois qu’ils entendaient un bruit de moteur sur la route nationale, ils dressaient l’oreille, surtout si le régime du moteur changeait. Cela voulait dire alors qu’une voiture ralentissait et qu’elle allait peut-être tourner et s’engager sur le petit pont. Mais en fait toutes les voitures ralentissaient à cet endroit car il y avait un virage dangereux sur la grand-route. Leur espoir était donc à chaque fois déçu. A un certain moment, un véhicule traversa quand même le pont. Mais non, ce n’était que la tenancière du camping qui était allée faire ses courses et qui rentrait chez elle. Ensuite, ce fut le tour d’une Coccinelle bleue, qui prit la direction des sommets. En passant à leur hauteur, la conductrice, une jeune dame que l’enfant trouva fort jolie, les regarda sans rien dire. Ils entendirent le son du moteur pendant longtemps, car le véhicule grimpait la route en lacets qui était à leur droite. Puis ce fut tout. Le silence revint, inquiétant, angoissant.
Enfin, la petite Peugeot pointa le bout de son capot. Une fois de plus, leur mère conduisait un peu trop vite et les pneus crissèrent sur le gravier à la sortie du pont. Elle allait même si vite qu’elle ne les vit pas et qu’elle passa à leur hauteur sans s’arrêter. Ils suivirent donc la voiture en courant et tout le monde se retrouva près de la tente. Ils virent tout de suite que quelque chose n’allait pas. La mère était passablement énervée et surtout angoissée. Elle leur raconta ce qui lui était arrivé.
Elle s’était rendue dans un premier garage, mais ce n’était pas un garage Peugeot. Le patron était débordé et il l’avait tout de suite renvoyée auprès d’un de ses collègues qui travaillait sur toutes les marques. Là, il fallut d’abord attendre une bonne heure avant qu’on daignât enfin ouvrir le capot. Elle décrivit la panne, parla de la batterie, mais ce fut en pure perte car le mécanicien n’écoutait même pas ce qu’elle disait. Après avoir trifouillé dans le moteur, il se mit au volant et fit quelques essais. La voiture avait du mal à démarrer, c’était clair. Elle toussotait, renâclait, s’étouffait avant de se décider à se mettre péniblement en marche. « Vous voyez, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas. C’est sûrement la batterie. » L’homme descendit sans répondre et sans même lui adresser un regard. Il replongea le nez sous le capot et se mit à tapoter un peu partout. Au bout d’un moment, il émergea enfin et se dirigea vers sa caisse à outils, toujours sans un mot. Il revint et se mit à resserrer quelque chose, puis tenta de nouveau de mettre le moteur en marche. Celui-ci fonctionnait encore plus mal et il peinait vraiment.
« C’est le démarreur » dit l’homme, en la regardant enfin. « Faut le remplacer. » « Le démarreur ? Ce n’est pas la batterie ? » « Non, le démarreur. » « Ah bon. Ben, alors, changez-le. » « Oui, mais il faut le commander, je n’en ai pas de stock ici, vous pensez bien. » « Ah ? C’est embêtant cela. Et… Cela va prendre combien de temps ? » « Cela peut aller vite. » « C’est-à-dire ? » « Si je téléphone tout de suite… Les pièces viennent de Marseille ou de Lyon, cela dépend... Disons trois jours. » « Trois jours ? Mais c’est beaucoup trop long. J’ai besoin de ma voiture, moi ! » « Et moi j’ai besoin de la pièce de rechange. » « Mais qu’est-ce que je vais faire sans voiture ? Je suis à la recherche d’une maison à louer et… » « Dormez dans la voiture en attendant. » Elle le regarda, incrédule. On n’avait jamais vu un mufle pareil. « Et…il n’y aurait pas un autre garage où on aurait ce fameux démarreur sous la main ? » « Possible. » « Et où cela ? » « A la sortie vers Sainte-Énimie, au début des gorges, y a un marchand de voitures d’occasion. Essayez là si ça vous chante, on sait jamais. Il doit avoir pas mal de pièces de stock, avec tout ce qu’il démonte. » « Oui, mais alors ce ne sera pas du neuf » « On ne peut pas tout avoir » dit-il en lui tournant le dos et en s’éloignant. Elle soupira, reprit la voiture et partit en direction de Sainte-Énimie.
Ce ne fut pas bien facile de trouver ce troisième garage. Enfin, si on pouvait appeler cela un garage... C’était plutôt une sorte de prairie encadrée par une palissade de tôles de toutes les couleurs et de toutes les dimensions. Là-dedans, il y avait bien une centaine de véhicules, dans tous les états possibles et imaginables. Certains semblaient quasi-neufs, d’autres n’avaient plus de pare-chocs ou avaient les vitres brisées, d’autres encore étaient sans moteurs et laissaient béer un capot désespérément ouvert. De nombreuses voitures étaient même méconnaissables. Déclassées lors d’un accident ou brûlées lors d’une émeute, elles offraient des carcasses de tôle déchiquetée ou calcinée, quand ce n’était pas les deux à la fois. Il y avait aussi des sièges qui traînaient un peu partout. Certains, éventrés, laissaient échapper leurs ressorts. Abandonnés là depuis des années, malmenés par les hivers rigoureux et les étés torrides, ils ne ressemblaient plus à grand-chose. Dans ce cimetière, une bonne dizaine d’hommes s’affairaient à démonter des pièces. La mère les regarda d’abord distraitement, puis avec incrédulité quand elle s’avisa qu’ils faisaient partie de la clientèle. Manifestement, chacun allait chercher ce qui lui convenait dans ce tas de ferraille et ensuite on passait à la caisse pour payer. Elle était tombée dans une sorte de self-service des pièces détachées, il ne manquait plus que cela !
Cela ne l’arrangeait pas beaucoup car elle ne voyait pas comment elle allait repérer un démarreur sur une vieille 206 ni surtout comment elle allait s’y prendre pour le démonter sans casse. C’est donc avec une certaine appréhension qu’elle franchit la porte de la petite cabane qui servait de bureau. Trois hommes étaient en train de discuter avec le patron, mais tout le monde se tut quand elle entra. A part le patron, personne ne répondit à son bonjour et elle se sentit aussitôt mal à l’aise. Mais déjà on ne faisait plus attention à elle et la conversation reprenait. A vrai dire, elle ne comprenait pas grand-chose à ce qui se disait. On parlait de vilebrequin, d’arbre à cames, de vérin rotatif ou de silentbloc, bref on employait un tas de termes qu’elle ne connaissait absolument pas et elle en était à se demander si ces gens-là s’exprimaient bien en français. Ben oui, pourtant. Le malaise qu’elle avait ressenti en entrant s’amplifiait. Elle se sentait vraiment étrangère dans ce monde d’hommes, à mille lieues de leurs centres de préoccupation à eux. Parfois, un des locuteurs la regardait à la dérobée et cela l’agaçait vraiment. Elle avait l’impression d’être une bête curieuse qui aurait débarqué d’une autre planète.
Après un bon moment, le tenancier se tourna enfin vers elle et demanda ce que voulait la petite dame. Elle se sentit subitement le point de mire de tous les regards et c’est à peine si elle put murmurer quelques mots. Ce fut suffisant, cependant, pour que tous les quatre en face éclatent bruyamment de rire. Qu’est-ce qu’elle avait pu dire qui fût si risible ? Elle avait les joues en feu et se sentait prête à défaillir. Mais le patron la rassura bien vite. Le démarreur était une pièce très recherchée et quand ils l’avaient vue entrer, ils avaient parié qu’elle venait en chercher un. Et bingo, ils avaient gagné ! Malheureusement, il n’y avait plus aucun démarreur dans toute la ferraille qui traînait dehors et il était bien désolé. « Même pas pour une Peugeot 206 ? C’est un modèle courant pourtant. » « Justement, surtout pas pour une 206, il y en a tellement en circulation que la demande est forte. » « Qu’est-ce que je peux faire alors ? » Elle avait dû avoir l’air si désespéré qu’il prit aussitôt son téléphone pour se renseigner. Et voilà, il y avait un démarreur tout neuf qui l’attendait au Rozier, à l’autre bout des gorges.
Elle remercia chaleureusement et sortit. Cette fois, tout le monde lui dit au revoir, c’était déjà cela. Évidemment, quand elle voulut mettre le moteur en marche, celui-ci refusa obstinément de démarrer. Il fallait s’y attendre, cela devait arriver. Il fallut donc retourner dans la cabane et demander un coup de main pour pousser la voiture. Elle mourait de honte en formulant sa requête, mais elle avait tort. Tous les hommes présents là se précipitèrent pour lui venir en aide et pour un peu ils se seraient battus pour être les premiers à lui porter secours. Bientôt le moteur vrombit et elle s’éloigna sous les applaudissements et dans la bonne humeur générale.
Elle prit donc la direction du Rozier, ce qui revenait à traverser les gorges du Tarn dans toute leur longueur. Le spectacle était impressionnant. C’était la première fois qu’elle roulait dans cette région et franchement elle regrettait bien de devoir le faire dans de telles conditions. Elle aurait de loin préféré parcourir cette route à son aise, en compagnie de ses enfants, afin d’admirer le paysage, qui valait vraiment la peine. Elle eut donc l’impression d’avoir gâché quelque chose d’important, car plus jamais elle ne repasserait ici avec des yeux neufs, et même si elle devait y revenir un jour, l’incident de la voiture referait immanquablement surface dans sa mémoire. De plus, cette idée de n’avoir pas pu apprécier ce paysage à sa juste valeur lui semblait être un mauvais présage. Elle avait l’impression, quelque part, d’avoir commis un « délit » (contre la beauté du monde, peut-être ?) et qu’elle devrait payer pour cette faute. C’est donc passablement anxieuse qu’elle arriva au Rozier, à la sortie des gorges. Pourtant, tout se passa bien. Elle trouva le garage sans difficultés et la réparation se fit sans tarder. Les ennuis commencèrent quand il fallut payer. Car une pièce de rechange, c’est bien connu, cela coûte toujours très cher, surtout cause de la main d’œuvre. Comme le mécanicien avait travailléune bonne heure autour de sa voiture, cette petite réparation lui coûta quatre cents euros. Elle n’avait plus retiré d’argent depuis Bergerac et une fois qu’elle eut payé le garagiste, elle se retrouva comme la cigale de La Fontaine, c’est-à-dire fort démunie. Elle ne pouvait toujours pas utiliser les distributeurs de billets, puisque son compte courant était bloqué. Il lui fallait donc trouver une banque, mais au Rozier, à part une poste et une épicerie, il n’y avait strictement rien. Elle refit donc le parcours des gorges du Tarn dans l’autre sens et s’arrêta à Florac.
Mais voilà qu’au guichet l’employé refuse de lui donner de l’argent sous prétexte qu’il doit le retirer de son compte d’épargne. Il faut pour cela, paraît-il, passer par les services d’un des responsables de la banque. Étrange… Elle attend, et au bout d’un bon moment on l’introduit enfin auprès du fameux responsable. Celui-ci semble mal à l’aise, il tergiverse, essaie d’engager une conversation qui retombe aussitôt. Il trouve alors un prétexte pour quitter son bureau et la plante, là, assise raide comme un piquet sur sa chaise. Une minute passe, puis deux. Elle sent que quelque chose ne va pas et qu’on est en train de lui mentir. Déjà elle est sur ses gardes, les sens en éveil, les oreilles aux aguets. C’est alors qu’elle entend la sirène d’une voiture de police. Dans un premier temps elle n’y prête pas vraiment attention, mais quand elle réalise que cette sirène se rapproche de plus en plus puis qu’elle s’arrête à proximité de la banque, son sang ne fait qu’un tour. Déjà elle est débout et sort du bureau, puis, tout en essayant de se contenir, elle retraverse la salle des guichets. Arrivée à la porte, elle se heurte à deux policiers qui, ne sachant pas qui elle est, la laisse courtoisement passer. Une fois dehors, elle court jusqu’à la voiture et démarre en trombe.
« Voilà », dit-elle, quand elle eut terminé son histoire, « voilà ».
« On ne t’a pas suivie ? » demanda aussitôt l’enfant. Non, on ne l’avait pas suivie. Par prudence, au lieu de prendre la nationale 106 jusqu’à Saint-Julien d’Arpaon, elle avait préféré poursuivre sa route plus au sud pour recouper ensuite plein est, par les petites routes. Là, elle s’était perdue deux fois, évidemment. Il avait fallu qu’elle fît demi-tour dans des chemins de terre, mais finalement elle avait retrouvé la route du camping.