L'intégrale de la Tétralogie du Monstre a paru en novembre dernier. Je l'ai lue d'une traite dans la nuit du 31 décembre au premier janvier (32 décembre ?), mais avant de vous en parler ici, j'aimerais vous donner à lire ce que j'écrivais, du temps où j'officiais sur L'Illettré, à propos de la Trilogie Nikopol, pour mieux saisir les récurrences dans l'œuvre magistrale d'Enki Bilal.
Cette intégrale comprend La Foire aux Immortels, La Femme Piège et Froid Équateur.
Comment aborder cette œuvre sous un angle original ? Comment lui faire dire quelque chose que personne ne lui a fait dire jusqu'à présent ? Comment ne pas répéter ?
C'est sur ces interrogations légitimes que je commence cette critique, tant il est vrai que cette saga culte, qui précipite dans un même maelström un foisonnement de thèmes et de problématiques, a fait couler d'encre depuis la parution de son premier tome en 1992. Dès lors, on est tenté de garder un silence respectueux face à l'œuvre, et de la laisser s'exprimer dans le ravissement du regard qu'elle suscite chez le lecteur, loin de la fadeur de mots qui ne sauraient saisir, restituer la trouble poésie que dégage ce triptyque.
C'est peut-être par la poésie que j'aborderai finalement la Trilogie Nikopol. Choix qui paraît rétrospectivement d'une lumineuses évidence, ne serait-ce que par les nombreuses références à Baudelaire que le héros tragique Nikopol invoque et psalmodie inlassablement pour conjurer l'absurdité de son sort. Poésie également dans le fatal immobilisme du dessin de Bilal, captation de l'évanescence du désir et de la prégnance des peurs, tentative d'imprimer sur la rétine du lecteur, de saisir avant qu'elles ne s'échappent quelques fugitives visions gorgées de beauté et de cruauté. C'est avant tout par la puissance évocatrice de ces images que la poésie surgit au détour d'une page sous le trait de crayon du maître.
Cette saga est aussi et surtout une tragédie dans laquelle les hommes, gouvernés par leurs passions destructrices, sont le jouet de dieux dont les desseins restent nimbés d'une aura nébuleuse. Les êtres humains sont autant de pièces sur un échiquier divin et colossal mu par une logique improbable. Et face à la fatalité de la condition humaine, les personnages esquissés par Bilal n'ont d'autre choix que la fuite ou l'oubli que procurent les drogues et l'amour.
Ainsi, dans une humanité que la technique et la modernité défigurent pour mieux en faire ressurgir l'humaine origine du mal et de la violence, dans un monde déréglé, ivre de sa propre folie, où les êtres courent après leurs désirs et parfois en quête de sens, dans cet univers que seul l'imaginaire torturé de Bilal pouvait faire surgir, l'unique empathie qui persiste entre deux individus est encore la fulgurance du sexe aux lendemains incertains, jouissance d'autant plus éphémère qu'on la sait condamnée. Et c'est peut-être dans cette étreinte de deux êtres à la dérive et sans repère que la poésie de Bilal est la plus prégnante.
A travers les paysages imaginaires brossés avec talent tout au long de ces trois tomes, on sent que pour Bilal les hommes ont perdu ce rapport originel au monde qui les définissait en tant qu'êtres humains et mortels. A force d'arrogance, les hommes se sont érigés au rang de dieux, des dieux malheureusement trop humains pour être à la hauteur de leur responsabilité. Et c'est pourquoi les vrais divinités à l'origine de tant de gâchis descendent finalement sur Terre pour guider les hommes sur le chemin de la raison et de la rédemption.
- La Trilogie Nikopol, d'Enki Bilal, Casterman, 39,95 €.