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LES SEPT FOUS de Roberto Arlt
Divine comédie argentine
Ecrit par Philippe CHEVILLEYChef de Service DR
On entre et on sort groggy des « Sept Fous », de Roberto Arlt, judicieusement réédités par Belfond en cette rentrée littéraire 2010. Ecrit à l'aube des années 1930, par un immense écrivain peu connu dans nos contrées - excepté des fans de littérature latino -, ce roman délirant est à inscrire dans la « short list » des oeuvres rares qui, depuis un siècle, ont libéré la littérature de ses codes académiques. Première partie d'un diptyque (formé avec « Les Lance-flammes » aussi publiés chez Belfond), « Les Sept Fous » sont le livre de grands écarts : à la fois thriller, roman populaire survolté et oeuvre d'introspection, moraliste et pervers, révolutionnaire et réactionnaire, il oscille entre rêve et fiction, fable et poème enflammé - livre fou sur les fous.
Surtout, d'une manière expressionniste et stylisée, avec quelques clins d'oeil (involontaires ?) aux grands auteurs européens, il nous plonge dans un Buenos Aires fantasmé, surréel, et réussit à concentrer en une liqueur surpuissante la quintessence de l'âme argentine. Flirtant avec « La Faim », de Knut Hamsun, « Les Possédés », de Dostoïevski, ou les « Mystères de Paris », d'Eugène Sue, Arlt nous entraîne dans des bas-fonds étouffants, où virevolte le tango, où volent les couteaux des gouapes, où se brisent les pensées miroirs de Borges et résonnent les rires d'Alfredo Arias… « Cry for Me Argentina ! »
Le héros du roman, Erdosain, est le huitième fou (ou le premier) de cette sinistre histoire. Un fou de douleur, qui pour (sur)vivre a puisé dans la caisse de son entreprise. Son forfait découvert, il doit impérativement rembourser la somme extorquée, s'il veut échapper à la prison. Alors qu'il a réuni les 600 pesos et 6 centimes nécessaires, sa femme lui annonce qu'elle part avec un militaire ; et le cousin amoureux éconduit de cette dernière avoue que c'est lui qui l'a dénoncé à son employeur. Erdosain rumine sa vengeance, qui passe par un ralliement au plan secret de l'Astrologue. Ce faux sage et vrai fou mégalo, épaulé de six autres déments, illuminés ou criminels, veut créer une société secrète calquée sur le Klu Klux Klan, pour changer le monde…
« L'humanité a perdu ses fêtes et ses joies. Les hommes sont si malheureux qu'ils ont perdu Dieu lui-même !, explique l'apprenti dictateur. […] L'homme est un animal triste que seuls les prodiges peuvent émouvoir. Ou les boucheries. Eh bien, nous, avec notre société, nous lui donnerons des prodiges, des épidémies de choléra asiatique, des mythes, des découvertes de gisements aurifères ou de mines de diamants. » Absurdité de l'existence, oubli (ou mort) de Dieu, culte du mal et du mensonge. Les surhommes et dieux de demain seront les hommes d'aujourd'hui en pire.
Robert Arlt va si loin dans les recoins sombres de l'âme humaine, qu'il paraît près de sombrer dans la folie au détour de chaque phrase. Mais sa prose ardente et désespérée tient le choc des souffrances et abominations vécues ou rêvées par ses misérables héros. Sa « Divine Comédie » argentine s'avère extralucide, prophétique d'un monde au bord de basculer dans la barbarie.