Thomas Couture (Senlis, 1815-Villiers-le-Bel, 1879),
Deux soldats, vers 1848.
Étude pour l’Enrôlement des volontaires de 1792.
Huile sur toile, 81,9 x 65,4 cm, Boston, Museum of Fine Arts.
Cela faisait bien longtemps qu’un disque de musique de chambre ne m’avait enthousiasmé à ce point. Bien sûr, et je m’en suis fait l’écho ici et là, des réalisations de très grande qualité ont ponctué cette année, mais celle dont je souhaite vous parler aujourd’hui se situe, à mon sens, encore un cran au-dessus. Réalisé grâce au soutien du Palazzetto Bru Zane, cet enregistrement, publié par Ligia Digital, fait renaître deux œuvres d’un météore de la vie musicale française de la seconde moitié du XIXe siècle, Alexis de Castillon, dans une interprétation superlative du Quatuor Satie et du pianiste Laurent Martin.
Rien, a priori, ne prédisposait Marie-Alexis de Castillon, vicomte de Saint-Victor, né à Chartres le 13 décembre 1838, à embrasser une carrière de musicien. Issu d’une vieille famille noble du Languedoc, c’est à la carrière des armes qu’il était destiné, et s’il prit des leçons avec le pianiste Charles Delioux de Savignac (1825-1915) à Paris dès le début des années 1850, c’est à l’école militaire de Saint-Cyr qu’il entra en 1856, sans toutefois cesser de composer pour son plaisir. Intégré au corps des lanciers de la Garde impériale, il finit par démissionner à la fin de l’année 1861 pour se consacrer à la musique. Il suit alors l’enseignement de Victor Massé (1822-1884) qui tente de le convaincre de se tourner vers le domaine lyrique, en vain. C’est, contre la tendance dominante de son temps, une série d’œuvres instrumentales que Castillon produit, deux Trios pour piano et cordes en 1863 et 1866, un Quintette pour piano et cordes en 1864, une Symphonie en fa majeur en 1865, deux Quatuors à cordes en 1867, sans grand succès, autre que d’estime, pour celles qui connaissent l’honneur d’une création. Mais le compositeur, membre du Cercle de l’Union artistique où il fait jouer de la musique de chambre, persiste et signe, sans doute encouragé en ce sens par César Franck (1822-1890), à qui il est présenté à la fin de l’année 1869 et qui va exercer sur sa musique une influence importante. De retour de la Guerre de 1870, Castillon fait partie, le 25 février 1871, des membres fondateurs de la Société Nationale de Musique aux côtés de Camille Saint-Saëns, qui créé, l’année suivante, le Concerto pour piano que lui a dédié son jeune collègue. C’est, une nouvelle fois, un échec, mais le soutien de ses amis, au nombre desquels Bizet et Lalo, encourage Castillon à se lancer malgré tout dans de nouveaux projets. Il achève une Paraphrase du 84e Psaume pour solistes, double chœur, et orchestre, ainsi qu’un nouveau Trio pour piano et cordes, avant de contracter une congestion pulmonaire qui lui est fatale. Il meurt à Paris, le 5 mars 1873.
Compositeur largement autodidacte, Castillon n’a pas manqué de susciter, de son vivant comme après sa mort, les sarcasmes d’un certain nombre de critiques qui lui ont reproché d’avoir plus d’idées que de métier. Les deux œuvres enregistrées ici permettent enfin de se faire une opinion sans se contenter d’opiner du bonnet devant des jugements d’autorité. Malgré les réserves formelles exprimées au sujet du Quintette pour piano et cordes en mi bémol majeur, dont on dénonce souvent les longueurs (son premier mouvement dure presque 17 minutes) et les inégalités d’inspiration, pour mieux souligner la réussite du plus concis Quatuor pour piano et cordes en sol mineur composé quelques années plus tard, vers 1869, je persiste à trouver à cet opus primum (Castillon avait renié et partiellement détruit ses essais de jeunesse) une allure et un charme aussi extraordinaires que révélateurs de la double nature d’un homme qui semble avoir été longtemps partagé entre action et contemplation, conformisme de caste et volonté de vivre selon sa propre pente. Peut-être n’est-ce pas totalement par hasard qu’il choisit de modeler la forme de ces deux œuvres sur celles du même type que Schumann, auquel on sait qu’il vouait une vive admiration à une époque où il n’était pas encore à la mode, écrivit à l’automne 1842 (voyez ici pour en savoir plus) et qui reflètent souvent semblables ambivalences de sentiments. Il faut prendre le temps d’écouter la confidence d’autant plus poignante qu’elle est striée d’éclats de révolte de l’Allegro liminaire du Quintette, se laisser porter, comme je crois que l’a fait le compositeur, par son flux musical dont le chant (car les thèmes en sont simples et beaux comme une chanson) hésite entre automne et printemps, entrevoir, au travers des feuillages déjà prématurément roussis de sa conquérante jeunesse, le visage d’un futur qui aura nom Fauré. Ces incessants jeux d’ombre se poursuivent jusque dans le Scherzo, dont l’alacrité ne dissimule pas la tension, puis culminent dans un Adagio bouleversant comme l’est tout ce qui déchire le cœur, le dénuement d’une prière, un regard trop brièvement croisé, l’instant de l’adieu, mais brûlant aussi comme les flammèches sourdant des plus inextinguibles espoirs, qui embrasent d’ailleurs l’Allegro molto final qui, nourri par la matière musicale qui l’a précédé (la construction du Quintette est partiellement cyclique), s’élance avec conviction pour conclure l’œuvre sur une note dont la détente n’exclut cependant pas le doute. Le Quatuor, lui, débute par un mouvement tout empli de passion tumultueuse qu’ourlent de plus tendres élans qui se retrouveront dans le Scherzando souriant qui le suit, dont le galbe à la fois souple et vigoureux n’est pas sans rappeler Haydn. Le Larghetto, quasi marcia religiosa est une ample méditation, à la fois très à fleur de peau et pleine d’une pudeur empêchant tout débordement, qui démontre, une nouvelle fois, tout le talent de Castillon dès qu’il s’agit d’écrire des musiques intimes, éperdues. Le Finale, lui, déborde de vitalité en son clair sol majeur, sensation encore renforcée par un mouvement accelerando qui le fait s’achever sur une note pleine de confiance.
Sans verser dans le dithyrambe facile, force est de reconnaître que l’interprétation qu’offrent Laurent Martin au piano (photo ci-dessus) et le Quatuor Satie (photo ci-contre) de ces deux œuvres est assez extraordinaire. Il faut, d’emblée, saluer le courage des musiciens d’avoir osé exhumer des partitions rares – le Quintette est inédit au disque – plutôt que s’être cantonnés à un répertoire plus convenu, et de le servir avec une flamme qui montre à quel point ils les ont abordées sans une once de condescendance ou de méfiance. Ensuite, la cohésion, l’écoute mutuelle, l’engagement presque physique dont les artistes font preuve leur permettent de tirer le meilleur de cette musique, sans toutefois la solliciter à outrance. D’un équilibre remarquable et d’une attention constante à la ligne d’ensemble comme aux plus petits détails, cette lecture fait surgir, pour emprunter à Hugo, les rayons et les ombres qui émanent des œuvres avec un naturel absolument confondant, qui ne peut qu’emporter l’adhésion. Louons Laurent Martin de ne pas surajouter de poids au piano, que l’écriture de type concertant voulue par Castillon flatte déjà beaucoup, soulignons la capacité du Quatuor Satie à nuancer le discours sans se livrer à une surenchère de pathos – bravo pour le contrôle du vibrato, présent sans être envahissant – dont la musique française, à mon sens, ne sort jamais sans dommages. Aucun maniérisme ici, mais un discours délivré avec une franchise et une subtilité qui se nourrissent mutuellement, scruté avec une remarquable intelligence, magnifié par une sensibilité sans sensiblerie, porté par une ample respiration, autant de qualités qui font de ce disque une incontestable réussite.
Je vous conseille donc tout particulièrement cet enregistrement qui permet, dans des conditions d’interprétation idéales, de découvrir un compositeur trop longtemps et injustement relégué dans l’ombre. Remercions Laurent Martin, le Quatuor Satie, Ligia Digital, et le Palazzetto Bru Zane d’avoir permis cette résurrection et espérons qu’un jour les Trios et Quatuors à cordes de Castillon connaîtront un sort aussi enviable que les œuvres proposées ici.
Alexis de Castillon (1838-1873), Quintette pour deux violons, alto, violoncelle et piano en mi bémol majeur, opus 1, Quatuor pour violon, alto, violoncelle et piano en sol mineur, opus 7.
Laurent Martin, piano Steinway
Quatuor Satie
1 CD [durée totale : 68’40”] Ligia Digital Lidi 0302210-10. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Quatuor avec piano, op. 7 :
[I] Larghetto – Allegro deciso
2. Quintette avec piano, op. 1 :
[III] Adagio (en la bémol mineur)
Illustrations complémentaires :
André Adolphe Eugène Disdéri (Paris, 1819-Gênes, 1889), Alexis de Castillon, sans date. Photographie, 17 x 11 cm, Paris, Bibliothèque Nationale de France.
Alfred Sisley (Paris, 1839-Moret-sur-Loing, 1899), Le Bois des Roches, Veneux-Nadon, 1880. Huile sur toile, 73 x 54,5 cm, Paris, Musée du Louvre.