Le devoir de contester
Mardi 19 octobre 2010, des millions de manifestants battaient les pavés dans quelques 260 cortèges en France. Ils étaient 3,5 millions selon les syndicats, mais 1,23 millions selon la police, soit le même niveau que le 12 octobre dernier, et davantage que samedi 16.
La contestation contre la réforme des retraites promue par Nicolas Sarkozy n'a pas faibli. A Paris, tôt le matin, des lycéens bloquaient déjà la place de la République. Des opérations escargot avaient repris sur l'A35 (Bas-Rhin) et sur l'A31 (Moselle). Samedi, la gendarmerie avait pour consigne d'empêcher de laisser filmer les premières opérations du genre. Sommes nous encore en démocratie ? Plus de 2500 stations service manquaient de carburant. « Nous avons en réserve toute l'essence nécessaire, mais la question est celle de l'accès aux dépôts. C'est un problème de distribution, ce n'est pas un problème de ravitaillement », avait précisé Claude Guéant lundi soir. Il fallait masquer un problème que l'on n'avait pas vu venir.
Un collège du Mans a été incendié dans la nuit de lundi à mardi. Lundi, quelques 300 « casseurs » présumés coupables avaient été interpellés par les forces de l'ordre. Certaines sanctions, prononcées le même jour, font état d'une sévérité inhabituelle : trois jeunes à Saint-Nazaire, arrêtés samedi dernier, ont ainsi écopé de peines de prison ferme. Mardi, la tension était forte. A Lyon, en plein centre-ville, la manifestation a dérapé.
A l'Elysée, on cherchait toujours à se rassurer sur le faible taux de grévistes. On oublierait presque qu'en temps de crise, renoncer à des journées de salaires n'est pas chose aisée. Officiellement, le discours a quand même légèrement évolué : à l'instar de François Fillon mardi matin, il s'agit de répéter que « le mouvement social s'essouffle mais se radicalise ». Ensuite, on dénonce les violences. Enfin, on critique le blocage du pays par le biais des approvisionnements en carburant. En bref, il s'agit, à l'Elysée, d'expliquer que les contestataires sont une minorité marginale et violente aux comportements anti-démocratiques.
Sarkozy à Deauville, comme Louis XVI à Varennes
Mardi matin, Nicolas Sarkozy clôturait son sommet France/Allemagne/Russie par une conférence de presse dûment encadrée : deux questions par chef d'Etat, pas une de plus, pour une quarantaine de minutes au total. Sarkozy voulait qu'on parle de son sommet deauvillois. Sur le site d'Elysée.fr, deux belles pages étaient consacrées à l'évènement. Sur l'une, on voyait Sarkozy et Merkel, en manteau, photographiés de dos, l'océan Atlantique à l'horizon. Elle accompagnait une déclaration commune franco-allemande, au sujet de la discipline budgétaire des Etats membres évoquée dès lundi soir. Sur l'autre page, la photo d'accueil était plus figée et protocolaire. Les trois chefs d'Etat côte à côte. Dans la déclaration finale, il y avait d'abord un peu de flatterie pour l'hôte français : « En ce qui concerne le G20 et le G8, l'Allemagne et la Russie ont salué l'ambition de la prochaine présidence française de renforcer le rôle de ces instances majeures dans la définition et la mise en œuvre de réponses concrètes aux défis auxquels le monde est confronté.» Sortez les tambours ! Pour le reste, on se demandait à quoi pouvait bien servir cette débauche de protocole coûteuse : dénonciation du programme nucléaire iranien, appel à la création d'un Etat palestinien, appel à à la coopération « dans les domaines de la sécurité et de la politique étrangère » entre la Russie et l'Union européenne, appel à « à travailler ensemble sur les questions de sécurité dans les zones euro-atlantique et eurasienne » au sein de l'OFCE, etc, etc, etc.
Sur l'estrade dressée à Deauville pour la conférence de presse du sommet, Nicolas Sarkozy avait les traits tirés, le teint quasi-blafard. Evidemment, le mouvement social fut évoqué : « est-ce que vous craignez une radicalisation du mouvement ? Est-ce que vous craignez des dérapages ? » demanda un journaliste de France Info. Le président français se tenait rigide, les traits serrés, surjouant le sang froid : « j'ai beaucoup réfléchi avant d'engager la réforme des retraites en France. » Sarkozy a réfléchi à la réforme des retraites entre Noël et le jour de l'an, l'année dernière. « Cette réforme avait été différée pendant trop longtemps, et le rendez-vous ne pouvait plus être différé. Pourquoi ? Parce qu'il en allait de la certitude, pour les retraités d'aujourd'hui et pour les retraités de demain que leur retraite soit payée.» Sourire crispé, silence de 4 secondes, le regard fixe le journaliste, en bas, à sa droite. Et il répète, le visage désolé et contrit, pour la nième fois, le même argument : « il y a 15 millions de retraités en France, à la minute où je vous parle, pour un million et demi d'entre eux, les retraites sont payées par emprunt à la banque. » Cet argument, tout le monde le connaît. A la minute où Sarkozy nous parlait, cent pour cent des dépenses de l'Etat sont financées par l'emprunt.
« Cette situation ne peut pas durer. Elle ne peut pas durer, pour des raisons de justice. Car il serait profondément injuste que pour des retraités qui ont travaillé toute leur vie, ou des femmes et des hommes qui vont partir à la retraite, leurs retraites ne soient pas payées. » C'est vrai, ce serait injuste. Sarkozy est fascinant. le déficit des retraites serait, en 2010, de 32 milliards d'euros. La réforme Sarkozy n'en corrige, en 2010, que 3 milliards. En 2020, elle laisse 15 milliards d'impasse. La simple défiscalisation des heure supplémentaires - inutile - coûte ... 4 milliards d'euros. La réduction du taux de TVA pour la restauration 3 milliards.
« Ce n'est pas une question spécifiquement française. Dans tous les pays du monde, cette question se pose. » On pardonnera l'approximation grossière mais publique (cette question se pose pour les pays occidentaux uniquement). Mais Sarkozy répète, et ses proches avec lui, une seconde approximation : ailleurs en Europe, la combinaison durée de cotisations ET âge de la retraite est souvent plus favorable. « C'est un choix difficile, complexe, mais c'était mon devoir » Devoir de mensonge ? Sarkozy, en 2008, expliquait qu'il n'avait pas été élu pour cela . Devoir de manipulation ? La réforme, depuis avril, n'a pas été négociée. En juin, Woerth a balancé son mauvais projet.
Sarkozy poursuivit : « Je comprends l'inquiétude. Dans une démocratie, chacun peut s'exprimer mais on doit le faire sans violence et sans débordement. Je tiendrai dès mon retour à Paris une réunion pour débloquer un certain nombre de situations, parce qu'il y a des gens qui veulent travailler et qui ne doivent pas être privés d'essence. » Et encore : « Par ailleurs, il faut faire très attention à l'arrivée d'un certain nombre de casseurs. Je verrai également avec les forces de l'ordre pour que l'ordre public soit garanti, c'est mon devoir aussi. » (...) « Est-ce que nous craignons des débordements ? Bien sûr, ce n'est pas de gaité de cœur qu'on les affronte. Mais le plus grand débordement serait de ne pas faire mon devoir et de ne pas prévoir le financement des retraites.»
Sarkozy se voulait calme, extraordinairement calme.
Dès son retour à Paris, il a tenu une nouvelle réunion de crise, en urgence.
On croyait que le mouvement ... plafonnait.
Devoir de ne pas légiférer sur le conflit d'intérêt
Mardi après-midi, les députés étaient appelés à se prononcer sur une proposition de loi constitutionnelle très simple, déposée par la gauche et baptisée « pour une République décente ». Son article unique serait ajouté à la Constitution : « Une loi organique précise les autres fonctions dont l’exercice est incompatible avec celle de membre du Gouvernement ». L'objectif était d'interdire le cumul d’une fonction ministérielle avec des responsabilités au sein d’un parti politique et de prévenir plus largement tout conflits d'intérêts. L'affaire Woerth est encore dans toutes les mémoires. L'idée est d'obliger les membres du gouvernement à fournir une déclaration d'intérêts au Conseil Constitutionnel après leur nomination, de façon à ce que ce dernier puisse vérifier l'absence d'incompatibilité.
Cette loi a été débattue en séance jeudi dernier. Le ministre chargé des Relations avec le Parlement avait débuté par un curieux rappel : « vous prétendez bâtir une « République décente ». Nous préférons pour notre part parler de « République irréprochable ». Henri de Raincourt - c'est son nom - cherchait surtout à botter en touche, expliquer que le sujet n'était pas clair, qu'il fallait attendre le résultat de travaux complémentaires. Il a ainsi détaillé les propres propositions gouvernementales ou de l'UMP, même si aucune n'était à ce jour déposé à l'examen parlementaire (renforcement des sanctions pénales contre les élus coupables de déclarations patrimoniales mensongères, désignation préalable à toute candidature parlementaire d'un mandataire financier) et ... la fameuse commission présidentielle sur les conflits d'intérêts. Expliquant qu'un groupe de travail parlementaire, présidé par Bernard Accoyer, allait procéder de même sur le cas des députés, il a fini par conclure qu'il n'était pas opportun de se précipiter à voter la proposition de loi socialiste... « avant de légiférer, nous préférons attendre que la commission des sages se soit prononcée. » L'un des députés UMP est venu au secours de son « ministre de tutelle » : « Clairement, l’intention était de traiter ce que vous avez appelé l’affaire Woerth à l’époque où celui-ci était trésorier de l’UMP. »
Sans surprise, 291 députés UMP et 25 collègues du Nouveau Centre, tous godillots de la minorité présidentielle, ont voté ... contre.
Le 9 septembre dernier, les mêmes députés UMP avaient refusé un amendement défendu par François de Rugy (Verts) demandant la suppression du cumul des retraites des élus. Et le gouvernement, comme le rapporteur UMP de la dite réforme des retraites, avancèrent, à l'époque, les mêmes arguments : il faut en rediscuter dans le cadre d'un groupe de travail.
A Deauville, Sarkozy parle de devoir. Lequel ?