Aujourd’hui, en France, la situation est tendue comme un string de starlette porno : aucune concession, aucun accommodement, aucune tolérance ne seront plus possibles de part et d’autre tant les déclarations jusqu’auboutistes se sont succédées : toute concession risquerait de faire claquer l’élastique et aboutir à la conclusion que le Roi est Nu. Le constat posé, une question surnage dans cette soupe politique où les certitudes des uns viennent heurter dans une gerbe de paillettes médiatiques les exaspérations des autres : comment diable en est-on arrivé là ?
La scène se passe dans un hôtel particulier cossu du 7ème arrondissement, rue de Varenne. La pièce, aux moquettes épaisses et à la lumière tamisée, respire le calme et les boiseries anciennes. Le bureau, meuble vénérable ayant vu passer tant de grands hommes, paraît presque soupirer de ne plus voir que des Playmobils. Derrière lui, justement, l’un d’entre eux se gratte le front, soucieux.
On toque à la porte. L’homme au regard triste et au front plissé relève la tête. D’une voix d’où pointe un léger ennui, il commande d’entrer. La porte s’ouvre.
« Tiens ! Jean-François…
_Bonjour François. Je me permets de passer par ici, c’est Nicolas qui m’envoie. Il m’a dit qu’à deux à plancher sur la sortie de crise, on serait plus fort que toi tout seul.
_La lucidité du patron ne cesse de m’étonner.
_Ah, qu’il est taquin, le François. »
S’avançant, Jean-François saisit d’autorité un fauteuil et, d’un mouvement un peu maladroit – si le fauteuil est large, lui ne l’est pas tant que ça – le rapproche du gros secrétaire en bois poli par les âges. François le regarde effectuer sa pénible translation, portant son stylo Mont-Blanc à la bouche d’un air résolument dubitatif.
Une fois confortablement installé dans le gros fauteuil mou, ses jambes croisées découvrant des chaussettes noires sur des chevilles de serin, Jean-François prend son air le plus pénétrant et demande directement à François : « Bon, la situation n’est pas tip-top, François. Nicolas veut savoir ce que tu comptes faire dans les prochains jours. »
François retire le Mont-Blanc de sa bouche. Bien qu’il s’attendait depuis l’arrivée de l’intrus dans son bureau à une visite relativement pénible, il est tout de même agacé. Le personnage l’irrite. Il voudrait déjà que l’entretien se termine. Il va faire court et répond, dans un souffle bref : « Rien ».
Jean-François, d’habitude et peut-être par mimétisme avec son mentor, n’arrête pas de gigoter. Mais là, la réponse de François le laisse interdit. Il s’arrête net, une expression faciale ambigüe à moitié formée. Se reprenant, il demande confirmation.
« Rien ? … Tu es sûr ? Parce qu’en trois ans, on a eu le temps de voir ce que ça donnait. »
François tique. Ce n’est pas l’envie de lui enfoncer la mine de son stylo dans l’œil qui lui manque. Bien effectuée, la manœuvre peut passer pour un regrettable accident du travail. Mais il se contrôle. Cela fait effectivement trois ans qu’il fait preuve d’un self-control olympique, il peut tenir encore quelques minutes. Il regarde son interlocuteur et lui répond donc calmement.
« Tu vois, Jean-François, si par hasard, un jour, tu es premier ministre – un quiproquo est si vite arrivé – , tu comprendras qu’on ne peut pas toujours ruer dans les brancards. »
Jean-François entame un bref mouvement de recul, se préparant à mordre. Mais François continue, sans broncher.
« Par exemple, actuellement, le pourrissement est tout à notre avantage ! Je commanderai de l’aspirine pour toi après, mais réfléchis cinq secondes : dans quelques jours, le sénat aura voté cette réforme. Officiellement, ce sera plié. Les syndicats le savent. L’opposition le sait.
_Mais l’essence ? Les routiers ? Les lycéens ?
_Là encore, pourrissement ! Dans une poignée de jours, ce sont les vacances. Les étudiants vont rentrer chez eux pour faire laver leur linge. Les lycéens n’iront pas à l’école, donc plus de blocages. Les routiers sont comme les autres, il faut bien bouffer : pas de travail, pas de revenu. Pas de revenu, pas de casse-croûte. Et pour l’essence, on va doucement débloquer les dépôts.
_Doucement ?
_Oui, doucement. Il faut que les Français en chient un peu. C’est, finalement, très mauvais pour ceux qui font ça : les cibles, c’est nous, bien sûr. Mais les victimes, c’est bien les Français. Et la voiture, en France, c’est un peu comme le pinard et le camembert, c’est sacré.
_Ouais, mais rien ne prouve que les banlieues vont se calmer !
_Et alors ? C’est tout bon, ça ! Si elles s’excitent vraiment, on va laisser un peu le truc brûler jusqu’à ce que même les bobos aient peur. Et là, fini les jérémiades sur la police fasciste… Quand les racailles brûleront leurs austin-mini, leurs scooteurs et les vélibs, on aura un boulevard. Et si elles se calment, on pourra toujours dire que c’est grâce à l’action de Brice. De toute façon, dans douze mois, tout le monde aura oublié tout ce bordel, crois-moi. »
Jean-François encaisse. Un petit sourire se forme au coin de ses lèvres. Une lumière de compréhension se forme dans son esprit calculateur. Il regarde François : « Bien joué. Mais il peut y avoir de l’imprévu… »
Ce dernier, pendant l’intense cogitation de Jean-François, s’est levé et dirigé devant un petit guéridon où trône une machine à café, chromée et au design moderne. François presse expertement quelques boutons et l’engin émet un petit gargouillis rassurant. Une odeur de café remplit la pièce. Jean-François s’interroge. « Tiens, tu as une nouvelle machine à café ? »
François saisit une petite tasse, se retourne, la porte à ses lèvres, tente un sourire un peu tordu et sort : « Eh ouais. What else ? »
Les yeux de Jean-François cherchent. Sa mine perdue ne laisse aucun doute : il n’a pas compris. François répète charitablement : « What else ? … Le café… »
Un ange passe. Jean-François tente une esquisse d’explication : « Nespresso ? George Clooney ? »
Jean-François semble encore perdu. Son interlocuteur abdique : « Bref, tu voyais de l’imprévu ? »
Soulagement de Jean-François qui redémarre en terrain connu : « Oui, voilà, de l’imprévu ! Et si un jeune meurt dans une manif ?
_Là, on est dans la merde. C’est pour ça qu’on ne va quasiment rien faire. Soit la situation se calme, et on aura eu raison. Soit elle empire, et là, quand les gens auront vraiment peur, on pourra toujours cogner : ils s’en foutront. »
C’est une lueur d’admiration qu’on peut lire sur le visage de Jean-François. Saisissant la deuxième tasse préparée par François, il renifle le café. Sa mine s’éclaire d’un coup.
« Ah oui, ouatelse, bien sûr, je vois je vois. »