Koffi Kwahulé, homme de lettres reconnu pour ses pièces de théâtre, a fait une très belle première entrée sur la scène romanesque, en 2006, avec Babyface, ouvrage magique où le fantasme le dispute à la déraison, où la folie froide martèle les languissantes passions. Dans son second opus, Monsieur Ki, l’absurde est le personnage roi qui régente, si cela est possible, l’univers fermé d’un immeuble parisien occupé par un jeune locataire africain et sa concierge, ainsi que celui d’un village d’Afrique où vivent des « déconneurs » ayant pour ordonnances coutumières la « déconnade ». Quel lien entre les deux univers si ce n’est la rupture de la réalité ? Tout simplement une bande magnétique. Reprenons le fil de l’histoire… dans la mesure d’un possible et d’une réalité torturée à souhait par l’écrivain. Le narrateur, un jeune homme du continent noir, a ainsi posé ses valises dans une minuscule et suffocante chambre d’un hôtel particulier situé près de la rue de la Roquette. Il y fait la découverte d’une bande magnétique abandonnée par le locataire précédent, lui-même africain. Intrigué par ce personnage, le narrateur engoncé dans sa politesse cherche à en savoir plus et entreprend à cet effet des va-et-vient chez la concierge, grosse femme volubile d’un esprit serviable qui l’occasion faisant le larron, prend à témoin son jeune hôte des harcèlements juridiques que lui fait souffrir son voisin en Ardèche. Improbable, n’est-ce pas ? Se succèdent dans ce roman des extraits de la bande son, les monologues du narrateur-témoin et les conversations que ce dernier entretient avec la concierge. Sur l’enregistrement, une voix jeune, africaine assurément, épuisée par l’asthme, y décrit la vie d’un village habité par des « déconneurs », des rebelles aux convenances et à la bienséance, amoureux de la déraison « déjantée » et irrémédiablement violents envers leurs prochains.
« Tout se passe au pays, dans un village appelé Djimi, un village non loin de mon propre village. A moins d’un kilomètre. Un village qui fait peur à tout le monde, même au gouvernement. Un village de déconnards, de timbrés, de dingues, de fous, d’irrécupérables. Village-fou, tel est l’autre nom de Djimi., p. 20.
La voix de la bande sonore s’adresse à un certain Monsieur Ki, un imperturbable silencieux. On se demande d’ailleurs si celui-ci existe vraiment ou s’il n’est pas né de l’esprit peut-être malade du confesseur. Les paroles de l’asthmatique ne visaient-elles pas plutôt le futur locataire de la mansarde, celui-là même qui nous narre cette histoire ? Voici de nombreuses interrogations face auxquelles l’écrivain se fait bien mystérieux. Si au moins la concierge avait l’heureuse initiative de se faire compagne de la simplicité, le lecteur en serait rasséréné tout comme notre narrateur. Mais pas du tout ! Le roman est parsemé de rapports faisant état des embrouillaminis juridiques venant du harcèlement que fait subir à la concierge son voisin d’Ardèche ; en voici en voilà des documents notariés et autres minutes, incroyables écheveaux dont seul un expert acharné en droit pourrait prendre un plaisir à démêler. Delà, il est louable de s’interroger tant sur le degré de folie du village africain avec ses cinglés que sur celui de l’univers de la concierge où la « connerie » quoi que nous en disions est bien présente. Ce roman de l’absurde est servi par une écriture très agréable. La ponctuation sait s’adapter au contexte, telle l’utilisation de longues phrases aux nombreuses virgules quand il s’agit de transcrire la logorrhée de la concierge. Qu’on se la dise, Monsieur Ki, Rhapsodie parisienne à sourire pour caresser le temps, est un livre qui vaut le détour pour tous ceux qui ne craignent pas les jeux de genres déraisonnables et les « déconneurs » tel que Anaconda –Douze.
« Anaconda-Douze n’est pas son vrai nom ; on l’a surnommé ainsi à cause de son bangala. Il paraît que, quand il attrape une femme, non seulement elle crie, mais en plus c’est douze coups ou rien. », p.46.
Koffi Kwahulé, Monsieur Ki, Rhapsodie parisienne à sourire pour caresser le temps, Continents Noirs, Gallimard, 2010, 146 p.