Une fois la dot de son père payée, il est temps pour Eugène de retrouver son quotidien fait d’école et de foot. Pour être franc le gamin a plutôt une préférence pour l’art du jonglage ; et tant pis si cette passion empiète largement sur les cours :
« A l’école, au début des dictées, tandis que les forts en thèmes, littéralement couchés sur leur feuille, nous empêchaient de zieuter et de copier leurs travaux, nous nous abandonnions aux rêveries et aux souvenirs ballonnés. Nous commencions des parties de football virtuel. Alors là, nous allions de roulades en passements de jambes, nous petit-pontions à loisir, mettions l’adversaire dans le vent salé du désespoir pour enfin lucarner le ballon et le mettre hors de portée des gardiens… », pp. 112 et 113.
Gardien : le poste de prédilection d’Eugène, véritable panthère dans les buts où il excelle. Très vite il joue dans les meilleurs clubs de Douala et abandonne peu à peu le lycée. Trois ans plus tard avec « La Dynamite », l’équipe de foot soutenue par les Bassas, il accède à la finale de la coupe junior du pays des crevettes. Les horizons les plus prometteurs lui sont enfin ouverts. A condition toutefois de remporter le match de tous les espoirs, de toutes les folies, la finale sacrée. L’affiche de cette joute footbalistique démultiplie l’enjeu et fait frémir le pays. D’ordinaire en Afrique comme dans d’autres terres de football, un match n’est pas simplement une confrontation sportive entre deux équipes de onze joueurs, c’est une lutte passionnelle et héroïque. Mais cette fois-ci les enjeux sont encore plus importants : voici annoncé un combat entre deux civilisations qui ont forgé le destin du pays : les musulmans du Nord - « Les Dromadaires » - et les Chrétiens Bassas - « La Dynamite ». Et voilà que revient dans les esprits cette bataille légendaire où il y a des siècles l’invasion des Nordistes fut arrêtée par les Bantous. A écouter les mauvaises langues, si les Bassas étaient bien présents, ils se seraient montrés piètres guerriers. Que ces propos diffamatoires cesses ! La victoire éclatante de « La Dynamite » sur ces pauvres « Dromadaires » aux poils rêches prouvera que tous ces propos n’étaient que mensonges et calomnies. Aux joueurs de « La Dynamite » de remettre les pendules historiques à l’heure et de rendre la fierté à tout Bassa qui se respecte ! Une semaine avant le jour fatidique, les joueurs et le staff s’enferment dans un complexe, invraisemblable fortification, où sont peaufinés leur condition physique, les techniques de jeu et le mental. Les entraînements ont lieu en public à la plus grande joie d’un peuple de supporters passionné… trop passionné peut-être. Que de cris, que d’injures et surtout de menaces : une seule option pour leurs poulains, gagner ou mourir. La défaite est impensable. Vus comme des traîtres ils seraient mortellement châtiés. Et le premier sacrifié par la horde sauvage serait le gardien de but, Eugène le « vicieux bantou ».
« Espèces de fêlés ! Ramassis de faux guerriers ! Bande de vendus ! Vous allez encore baisser vos frocs au moment décisif… Avortons, cracheurs dans la soupe, on vous égorgera sales chimpanzés, on vous arrachera les poils du cul un à un. Vous serez les premiers Sudistes à donner la coupe aux Musulmans ? Maudit soit le jour où on vous a pondus ! », p. 145.
Vu le programme réservé en cas de défaite, mieux vaut ne pas décevoir ! La tension tant chez les dirigeants du club que chez les joueurs est à son zénith. Rien de doit-être négligé. Et surtout pas les fétiches. D’abord se prémunir des marabouts ennemis et ensuite « féticher » les adversaires. Pour les joueurs de « La Dynamite » se profile des délices à l’exotisme bien singulier : un bain de sang venant d’un généreux dromadaire sacrifié sur la pelouse et un banquet des parties bien crues de la victime de l’holocauste, y compris celles les moins alléchantes. La liste des autres plaisirs est bien longue. Les supporteurs sont aussi purifiés par un bain dans le fleuve Wouri. _Et pour ceux qui ne savent pas nager ? _Qu’ils apprennent vite ! Décidément une partie de football dans ce pays d’Afrique noire est bien plus qu’un match opposant Marseille au Paris-Saint-Germain, derby français qui prend ici les allures d’une partie d’oreillers entre demoiselles de bonnes familles ! Tout gravite autour de cette notion, la folie : la folie enthousiaste ; la folie destructrice ; la folie irrationnelle. Eugène Ebodé dépeint avec talent les versants heureux et nihilistes du football africain qui se retrouvent assurément dans le football Sud-Américain, mais probablement sans le particularisme ethnique ici en exergue. Dans ce maelström, l’enthousiasme d’Eugène tend à faire place à la perplexité et à la peur. Peu importe, les dès sont jetés : il est ici pour jouer et gagner ce maudit match ! Pour le deuxième volet des tribulations d’Eugène, le ton de La divine colère est plus grave que celui du premier, La transmission. Bien sûr le comique n’est pas oublié mais la furie qui peu à peu emporte tout sur son passage relativise les valeurs censées être altruistes du sport. Encore un bon roman à mettre à l’actif de l’écrivain camerounais.
Ebodé Eugène, La divine colère, Continents Noirs, Gallimard, 2004, 228 p.