**** Ebodé Eugène, Silikani.

Par Ferrandh

« L’émotion est nègre, la raison est hellène. » Les mots de Senghor repris dans Silikani expriment à merveille cette vie ô combien tumultueuse et reine de Douala cadencée aux pas des émotions les plus folles, les plus drôles, les plus irrationnelles, les plus fanatiques. Le premier volet de l’autofiction, La transmission, use de l’humour pour nous dessiner un panorama d’une Douala foisonnante et rebelle. Dans le second, La divine colère, l’écrivain continue à pointer du doigt cette effervescence émotive africaine mais la saisit dans sa nature inquiétante avec sa mystique tragique merveilleusement incarnée dans ses théâtres de joutes footbalistiques. Le troisième et dernier volet, Silikani, insiste toujours sur cette émotion qui cadence l’âme africaine, fait chalouper la raison. Ici, si elle se fait plus nostalgique, plus grave mais jamais mélancolique, elle s’exprime sur le ton de l’œcuménisme ; comment pourrait-il en être autrement puisque Eugène Ebodé emporte ses lecteurs dans la folie des musiques qui ont fait l’Afrique : celles des indépendances, celles des rebelles aux dictatures, celles certes moins téméraires mais toujours nobles qui endiablent les nuits sans fin des fêtards ivres de liberté et de permissivités réjouissantes dans un quotidien lourd de difficultés. Dans ce dernier volet le ton est plus grave : Chilane s’est suicidée. Elle était la fiancée d’Eugène. Depuis vingt ans à Marseille, il ne songeait plus du tout au mariage, certainement au grand désespoir de celle-ci. S’est-elle jetée sous un train car persuadée que son amant d’antan ne reviendrait plus la cueillir ? Eugène Ebodé respectant le choix de sa défunte promise lui rend un merveilleux hommage par la musique :

« En tisserand des hymnes de beauté, Richard Bona tricote une mélodie que j’aurais voulu que tes oreilles entendent. La voix cristalline de Bona s’élève, ample, comme un javelot dansant et frétillant dans les airs. Elle couvre ma douleur, l’entraîne à la fenêtre de l’aube pour mieux exprimer une interrogation qui fut la mienne et qui s’est éteinte comme une lampe où le kérosène a tari :

Suninga,

Muna nyango, ô suninga !

No tondi wa na guigna.

Autrement dit : « A quel moment de félicité te reverrai-je, ma petite fée ? A quel instant décoré aux lumières d’allégresse scellerons-nous nos rapprochements longtemps repoussés mais devenus pressants. Je t’aime éperdument (…). », p. 33.

Dans les faits, Chilane était plus la belle-fille de Magrita, la mère d’Eugène, que la fiancée de ce dernier. Elles étaient toujours ensemble à papoter, cuisiner, coudre. N’est-ce pas Magrita qui a tout fait pour que son fils accueille Chilane dans ses bras ? Certes Eugène était amoureux d’elle. Cependant, au grand désœuvrement du jeune homme sur le départ pour la France, la belle Silikani, la meilleure amie de sa promise, ne lui était pas indifférente. Pas seulement pour le désir de la posséder - envie réciproque -, mais aussi en raison de leur proximité d’esprit, de leur passion commune pour la musique. Chilane était une jeune fille posée, Silikani une fantasque volcanique à l’esprit vif et passionnel. Les yeux de Silikani s’enflammaient quand elle contait à Eugène sa rencontre avec Féla Kuti dans sa république rebelle, Kalakuta, à Lagos. Intense et sublime fut son extase quant le Libérateur s’est lancé pour elle seule dans un solo de saxophone alors que les « félinettes » possédées par la transe se nourrissaient de la semence de leur idole, de leur maître, de leur dieu. Silikani et Eugène n’avaient de cesse de se lancer dans des discussions enfiévrées sur les artistes africains : qui de Féla ou de Papa Groove - Manu Dibango - était le plus doué ? Papa Groove ne s’adressait-il pas plutôt à un public à la panse bien tendue tandis que le Félin au peuple des gagne-petit ? Que de danses et d’ivresses sur les pistes combles des maquis qui parsèment Douala. Mais le départ pour la France s’annonce. Eugène, après sa troisième tentative, réussit enfin son bac. Il est temps pour lui de continuer ses études en France, sans oublier selon les vœux de son oncle et la tradition familiale de construire sa petite Douala à Marseille. Bien des années plus tard, avec l’aide de Silikani, il satisfait cette promesse en honorant les rythmes universels de la musique africaine, don fait au monde, dans sa nouvelle patrie, la cité phocéenne.

Ebodé Eugène, Silikani, Gallimard, col. Continents Noires, 2006, 241.