Collégialité et justice administrative: des justiciables moins égaux que les autres? (Cons. constit. n° 2010-54 QPC du 14 octobre 2010, USMA)

Publié le 20 octobre 2010 par Combatsdh

Compétence du pouvoir réglementaire pour déroger au principe de la collégialité devant les juridictions administratives générales

par Serge Slama

Le Conseil constitutionnel était saisi par le Conseil d’État (CE, 16 juillet 2010, USMA, n°338829) d’une question prioritaire de constitutionnalité posée par un syndicat de magistrats administratifs sur la conformité aux droits et libertés constitutionnels du premier alinéa de l’article L. 222-1 du code de justice administrative permettant au pouvoir réglementaire de déroger au principe de collégialité des décisions rendues par les tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel « compte tenu de l’objet du litige ou à la nature des questions à juger ».

Sur la procédure, on observera que le syndicat requérant, l’Union syndicale des magistrats administratifs, n’a pas souhaité présenter d’observations orales à l’audience publique du 4 octobre 2010 et n’était donc pas présent ni représenté à l’audience au cours de laquelle seul le représentant du Premier ministre a pris la parole (voir la vidéo). Par ailleurs, le Conseil constitutionnel était réduit à 8 membres dans la mesure où les deux anciens présidents de la République, membres de droit, n’étaient pas présents et que l’ancien Vice-président du Conseil d’Etat, M. Renaud Denoix de Saint Marc, a estimé devoir s’abstenir de siéger en application de l’article 4 du règlement du Conseil.

Notons que le syndicat avait déjà porté, par le truchement de parlementaires dans le cadre du contrôle de l’article 61 de la Constitution, le même grief fondé « sur un abandon de ce principe la collégialité » lorsque le législateur n’avait pas précisé si le contentieux des décisions de séjour assorties d’une obligation de quitter le territoire français devait être jugé en formation collégiale. Le Conseil constitutionnel s’était alors contenté de relever que ce grief « manqu[ait] en fait » dans la mesure où cette loi ne modifiait pas « les règles en vigueur du code de justice administrative relatives au principe de la collégialité des formations de jugement des tribunaux administratifs et à ses exceptions » (Cons. constit. n° 2006-539 DC du 20 juillet 2006). L’USMA a donc, cette fois-ci, directement développé ce grief par la voie d’une QPC dans le cadre d’un contentieux en annulation du décret du 22 février 2010 relatif aux compétences et au fonctionnement des juridictions administratives.

Le Conseil constitutionnel rend pourtant une décision qui lui est de nouveau défavorable. S’agissant de l’incompétence négative, il se contente de prolonger sa jurisprudence en la matière, consistant à considérer que « les dispositions de la procédure à suivre devant les juridictions relèvent de la compétence réglementaire dès lors qu’elles ne concernent pas la procédure pénale et qu’elles ne mettent en cause aucune des règles, ni aucun des principes fondamentaux placés par la Constitution dans le domaine de la loi » (Cons. constit. n° 88-153 L du 23 février 1988, cons. 2 – V. pour une application s’agissant du juge administratif cons. constit. n° 87-151 L du 23 septembre 1987). En l’espèce, les dispositions de la procédure applicable devant les juridictions administratives relèvent, elles-aussi, de la compétence réglementaire « dès lors qu’elles ne mettent en cause aucune des matières réservées au législateur par l’article 34 de la Constitution ou d’autres règles ou principes de valeur constitutionnelle » (cette dernière formule fait écho à la jurisprudence du Conseil d’Etat en cette matière : CE, 17 décembre 2003, Meyet, n°258253). Il est juste précisé que l’article 37 de la Constitution « n’a pas pour effet de dispenser le pouvoir réglementaire du respect des exigences constitutionnelles » (cons. 3 – v. déjà en ce sens Cons. constit. n° 2006-545 DC du 28 décembre 2006, cons. 24).

S’agissant de l’atteinte au principe d’égalité devant la justice, le Conseil constitutionnel relève, en guise de réserve, que l’article L.222-1 du CJA « n’habilite pas [le pouvoir réglementaire] à fixer des catégories de matières ou de questions à juger qui ne reposeraient pas sur des critères objectifs » (cons. 4) Il écarte donc, en l’espèce, l’application au justiciable des juridictions administratives générales le bénéfice de la jurisprudence consistant à considérer, pour le juge pénal, cette possibilité pour le juge unique de renvoyer en formation collégiale comme attentatoire au principe d’égalité (Cons. constit ; n° 75-56 DC du 23 juillet 1975, cons. 5). Selon le commentaire aux Cahiers du conseil constitutionnel, cette jurisprudence n’est pas apparue « transposable en l’espèce » car en 1975 le Conseil avait censuré un « pouvoir discrétionnaire du président du tribunal » alors qu’ici « la disposition contestée n’habilite pas les présidents des juridictions à fixer, au cas par cas, la formation compétente ».

Enfin, s’agissant des droits de la défense, il relève seulement que « les modalités de composition des formations de jugement sont sans effet sur l’obligation de [les] respecter » (Cons. 5). Même si le justiciable apparaît bien moins protégé en juge unique puisqu’il peut statuer sans procédure contradictoire ni conclusions du rapporteur public ; les Cahiers expliquent que « ce qui était contesté, en réalité, c’était les dispositions qui confient à un juge unique le soin de statuer par voie d’ordonnances sans procédure contradictoire », examen qui relève du domaine réglementaire, sous le contrôle du Conseil d’Etat (v. dans ce sens CE 11 juillet 2007, USMA, LDH et a., n°s 302040, 302137).

Cons. constit. n° 2010-54 QPC du 14 octobre 2010, Union syndicale des magistrats administratifs [conformité]

Complément:

Après “juge unique, juge inique” - comme dirait l’un de mes commentateurs préférés, une autre occasion sera peut-être donnée au Conseil constitutionnel pour savoir si tous les justiciables des TA et CAA sont égaux devant la loi ou s’ils existent des justiciables de seconde catégorie. En effet a été déposé au Sénat un amendement à propos des contentieux administratifs “de masse” - euphémisme pour ne pas dire “des pauvres” - (AMENDEMENT présenté par M. ZOCCHETTO, ARTICLE ADDITIONNEL APRÈS ARTICLE 146 BIS : « Art. L. 732-1 CJA. - Dans des matières énumérées par décret en Conseil d’État, le président de la formation de jugement peut dispenser le rapporteur public, sur sa proposition, d’exposer à l’audience ses conclusions sur une requête, eu égard à la nature des questions à juger. ».

L’amendement ne cache pas les intentions:

“Néanmoins, le contentieux de masse dont sont désormais saisis les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel ne justifie plus que, sur toutes les affaires qui leur sont soumises, un rapporteur public développe à l’audience ses conclusions orales. Des dispositions législatives ont d’ores et déjà dispensé certaines matières des conclusions du rapporteur public : c’est notamment le cas de l’article L. 522-1 du code de justice administrative pour les procédures de référé, des articles L. 213-9 et L. 512-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile pour le contentieux des décisions de refus d’entrée sur le territoire français opposées aux demandeurs d’asile ou des arrêtés de reconduite à la frontière ou encore de l’article L. 441-2-3-1 du code de la construction et de l’habitation pour le contentieux du droit au logement opposable. L’amendement ajoute un article L. 732-1 au code de justice administrative afin de permettre, dans les matières énumérées par décret en Conseil d’État, au président de la formation de jugement de dispenser le rapporteur public, sur sa proposition, d’exposer à l’audience ses conclusions sur une requête eu égard à la nature des questions à juger. Le rapporteur public pourra ainsi, à son initiative, dossier par dossier, être dispensé d’exposer publiquement ses conclusions à l’audience au regard de la nature des questions à juger, de la pertinence de l’éclairage qu’il est oralement susceptible d’apporter à la formation de jugement et de l’intérêt de conclusions pour l’information des parties.”)

Un rapporteur public dispensé, au cas par cas, de conclure sur les dossiers sur lesquels il ne veut pas conclure, selon son bon désir (ou celui de son président), sa bonne volonté ou sa charge de travail (et on sait que sont principalement visés les dossiers de refus de séjour assortis d’OQTF), n’est-ce pas un « pouvoir discrétionnaire du président » contraire à l’égalité devant la loi car ne reposant sur aucun critère objectif et privant certains justiciables de ce “double-regard” qui constitue une garantie essentielle et la “signature” originale du procès administratif, comme aime à le rappeller le Vice-président du Conseil d’Etat? Rappelons qu’en juin 2009 une grève des magistrats a eu lieu contre ce projet, finalement avortée une première fois.