Les médias nationaux contre l'Europe, par Philippe Cayla

Publié le 05 janvier 2008 par Danielriot - Www.relatio-Europe.com
SELECTION RELATIO SUR LE MONDE : Ce point de vue recoupe (évidemment) nos propres analyses et nos constats....

ourquoi parler d'Europe ? Parce que l'histoire des nations se termine, et que l'histoire de l'Europe est à peine commencée. La souveraineté nationale, économique, commerciale comme financière et, même si elles s'en défendent, la souveraineté militaire, c'est terminé. Ces renoncements sont définitifs, irréversibles, et c'est tant mieux.


La jeunesse d'Europe ne connaît pas, ne veut pas connaître les frontières des nations. Elle voyage sans passeport, avec une monnaie unique, usant d'un espéranto commode, l'anglais. Elle s'installe chez les uns, chez les autres, comme dans une auberge espagnole. L'Europe est son terrain de jeu, c'est une évidence.

Mais ce qui manque avant tout à cet ensemble, c'est une conscience. Une conscience qui réfléchisse sur elle-même, qui porte des desseins, qui entreprenne et qui ose. Bien sûr, on en trouve un embryon à Bruxelles, dans ce lieu miraculeusement multiculturel où des intelligences se consacrent à l'Europe. De droite ou de gauche, quelle que soit leur couleur politique, les bonnes volontés s'y retrouvent, s'unissent, essayent de faire progresser la conscience européenne.

Mais Bruxelles est un ghetto, attaqué de toutes parts : par les nations, par les classes politiques nationales, et surtout par les médias nationaux. Car les médias nationaux ne veulent pas de l'Europe. Elle les menace dans leur confort intellectuel comme dans leur statut. Elle les gêne dans l'idée qu'ils se font de leur tâche quotidienne : conforter chaque peuple dans l'idée reçue que son pays est le plus grand, le plus beau, le plus fort, le plus aimable. Les autres ? Ils sont, sinon des ennemis, du moins des concurrents, des adversaires, des menaces.

La couverture par les médias nationaux de l'Europe est insuffisante. Elle ne représente guère plus de 5 % à 10 % du temps d'antenne des journaux télévisés, pas plus et parfois moins que la couverture des affaires américaines par les mêmes médias, moins que la couverture des affaires européennes par certains médias non européens.

Cette information étriquée ne permet pas de comprendre les vrais enjeux de société de nos voisins immédiats. Elle couvre, au mieux, leur actualité politique de base : les élections, les faits divers spectaculaires, de façon rarissime leur évolution sociale et économique, et encore moins les enjeux idéologiques liés au régionalisme, aux religions, à l'immigration, aux droits civiques ou à l'écologie...

Chaque citoyen d'Europe est surinformé sur ce qui se passe chez lui, dans son jardin, dans sa nation éternelle, mais sous-informé sur ce qui se passe chez son voisin de palier européen. A fortiori, il ne peut guère saisir le pourquoi et le comment de ce qui se décide à Bruxelles et qui est toujours le fruit d'un compromis laborieux entre les priorités de chacun des membres de l'UE.

Il est vrai que de l'avis général des professionnels de la communication l'Europe n'attire pas le regard du téléspectateur, mais que lui offre-t-on ? Des images de dirigeants en réunion, des poignées de main, des portières qui claquent et des portes qui se ferment... Tout cela avec un contenu éditorial obscur. Pourtant, paradoxe médiatique, rien n'est secret à Bruxelles : dossiers, négociations, perspectives, tout est ouvert au public et aux professionnels. Mais cette maison de verre n'est que trop transparente : elle manque de chair, elle n'attire pas la lumière. Le monde médiatique n'a cure des exposés ex cathedra, il veut des images. Des images qui parlent aux peuples : des figures de l'Union qui soient accessibles, humaines, chaleureuses, qui parlent leur langage.

Or les dirigeants de l'Union semblent prendre un malin plaisir à être absents là où on les attendrait. Lors de l'inauguration de l'Airbus A 380 à Toulouse, événement emblématique de l'Europe industrielle s'il en est, quatre chefs d'Etat ont pris la parole. Trois commissaires étaient là, chacun représentant une politique de l'Union indispensable au succès d'Airbus, aucun n'a parlé.

Lors du soixantième anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz, événement fondateur de ce que Michel Rocard appelle "un espace de paix régi par le droit", des survivants et des représentants confessionnels ont prononcé des discours terriblement émouvants, des dirigeants nationaux se sont exprimés, on n'a entendu aucune voix de l'Union. Les dirigeants des Etats-nations, avec leurs cohortes de représentants nationaux et locaux, passent avant les représentants de l'Union dans les manifestations publiques, où quand ils parlent, c'est en dernier.

Comment les peuples d'Europe peuvent-ils, s'ils ne les voient pas, s'ils ne les entendent pas, accorder aux dirigeants de l'Union cette aura médiatique qui est aujourd'hui, qu'on le veuille ou non, indispensable non seulement à la notoriété publique, mais aussi à l'identification nécessaire des citoyens européens à ces dirigeants ? Sans responsables européens clairement connus et reconnus comme premières personnalités d'Europe, pas de possibilité de créer une conscience européenne, pas de sentiment, d'empathie proeuropéenne, pas de nouvel élan européen.

Puisse la diplomatie française être pionnière en ce domaine, et faire bouger les lignes à l'occasion de la prochaine présidence française de l'Europe. Les médias se chargeront du reste.


Philippe Cayla, PDG d'EuroNews


Article paru dans l'édition du Monde du 02.01.08