Un conte sec est un récit dépourvu d'artifices descriptifs, plutôt oral et impromptu qu'écrit et composé.
Sobre et nu, il court à sa conclusion avec l'allure la plus rapide et par la voie la plus directe.
C. de S.-C.Les Vacances de Madame Dulcinet
Pour Georges Auriol.
Sur la lecture des articles signés Arsène Prengard dans un petit journal de modes, Virginie Dulcinet, femme d'un voyageur de commerce, s'était prise d'un violent amour pour ce chroniqueur prestigieux.
Elle s'était enquise de son adresse au bureau de rédaction et on la lui avait donnée : « M. Arsène Prengard, chez M. Copeteau, avenue de La Bourdonnais, 114 bis. » Ainsi documentée, elle rôda dans le quartier des Invalides, et recueillit des informations plus précises.
M. Copeteau, d'après les renseignements, était un petit rentier, marié avec une femme de
dix ans plus âgée que lui.
Seulement quand Virginie voulut savoir quel était ce M. Prengard qui demeurait chez ces Copeteau, on ne sut que lui répondre.
Il y avait un mystère.
Pour l'éclaircir, Mme Dulcinet eut l'étonnante idée de demander en outre si les Copeteau n'auraient pas, par hasard, besoin d'une bonne. Et cette fois, elle eut la satisfaction d'apprendre que, munis seulement d'une cuisinière, ils cherchaient une femme de chambre.
Ce serait une entrée possible dans cette maison, habitée par le mystérieux Arsène.
Précisément ces événements coïncidaient avec le départ de Dulcinet pour une grande tournée d'affaires à travers l'Europe et qui durerait trois mois. Ces longues vacances laisseraient a la romanesque épouse tout le temps de faire aboutir l'intrigue rêvée. Sitôt son mari embarqué, elle se fit présenter aux Copeteau par un bureau de placement. Peu exigeante sur les appointements, elle fut vite agréée, sous son petit nom, Virginie.
Mais que d'épreuves !
D'abord, pas l'ombre d'un Arsène Prengard dans la maison L'aurait-on trompée aux bureaux du journal ? Mais non !... Des lettres, des imprimés arrivaient presque chaque jour, portant l'adresse du chroniqueur. Mme Copeteau s'en emparait et tantôt les ouvrait elle-même, tantôt les serrait dans le tiroir d'un petit bureau près de son lit.
Sans doute Arsène Prengard ne demeurait pas chez ses amis Copeteau. Il recevait seulement son courrier chez eux. Mais alors il devait venir de temps en temps un peu de patience, et elle le verrait !
Le service était agréable. Madame très douce, pas exigeante...
Mais monsieur !... Ah !... monsieur, un gaillard jeune encore, solide, trapu, sanguin, l'œil vif et la main prompte. Dès la première inspection il avait jugé Virginie mûre mais appétissante et n'avait pas tardé à lui donner de vigoureux témoignages d'une sympathie ancillaire contre laquelle aucune rébellion n'était possible.
Or dans l'embarras de cette complication imprévue, et en attendant la visite du trop tardif Arsène, Mme Dulcinet aurait goûté d'agréables compensations s'il n'avait fallu compter avec la cuisinière, Agathe.
Celle-ci, brusquement dépossédée des faveurs du patron par l'intruse avait flambé de fureurs jalouses et résolu de cruelles représailles.
Un jour, Mme Copeteau s'aperçut qu'un lot d'obligations serrées par elle dans un coin d'armoire avait disparu. Fouillant aussitôt les effets des domestiques, elle découvrit les titres soustraits dans la malle de Virginie. La bonne dame se retint de porter plainte, mais fit subir à la femme de chambre un dur interrogatoire.
C' en était trop.
L'infortunée Mme Dulcinet se jeta aux pieds de la digne bourgeoise et lui fit toute sa confession. Elle raconta son amour littéraire pour le mystérieux Arsène Prengard, ses négociations avec le bureau de placement son espoir vain de rencontrer un jour le brillant boulevardier pour lequel elle avait noué à sa taille le tablier blanc des soubrettes, etc. La seule chose dont elle ne se vanta pas, ce fut la série de ses complaisances forcées pour M. Copeteau.
La généreuse patronne accueillit ces confidences avec un bienveillant mais énigmatique sourire et assura l'infortunée de toute sa clémence. Puis, discrètement elle vérifia l'authenticité des faits, s'assura que l'exaltée Mme Dulcinet ne pouvait être une vulgaire voleuse d'obligations, porta ses soupçons sur la misérable Agathe à laquelle elle arracha l'aveu de sa rancune et de sa vengeance. C'était bien la cuisinière qui avait dérobé les actions pour les cacher traîtreusement dans le bagage de la femme de chambre. Agathe fut renvoyée, sans plus d'explication.
- Et maintenant, dit Mme Copeteau dénouant elle-même le tablier de Virginie et la faisant asseoir à ses côtés sur une chaise longue dans sa chambre, où elles restaient seules, enfermées ; et maintenant, laissez-moi vous dire. Nous ne sommes pas très riches, mon mari et moi pour grossir le budget de la maison, j'écris dans des journaux de mode sous divers pseudonymes... Et, votre cher Arsène Prengard, c'est tout simplement... moi !...
Elle prit les poignets de Virginie. Toutes deux étaient très émues. Les mains de Mme Copeteau se faisaient douces, souples, insinuantes.
Bien qu'elle comptât plus de cinquante ans, elle avait un petit air tout drôle avec ses cheveux courts, son haut col droit, ses vêtements tailleur ; oui, un petit air bizarre que Virginie ne lui avait jamais remarqué et qu'elle commençait seulement à définir, impressionnée par la tiédeur énervante d'un contact persistant.
Camille de Sainte-Croix : Cent contes Secs dit par Coquelin Cadet. Ollendorff, 1894.
Camille de Sainte-Croix dans Livrenblog : Camille de Sainte-Croix et l'Education artistique.