Marie-Mathilde Burdeau, traductrice du texte "La vraie gauche hollywoodienne", de Slavoj Žižek, m'a écrit pour me dire qu'elle avait retraduit ce texte dans le cadre de la parution d'une revue chez Capricci Éditions et corrigé quelques erreurs...
Voici donc la nouvelle version de son analyse de 300 (déjà publiée ici sous le titre: we-are-spartaaaaaaaaa-slavoj-zizek-va-au-cinema:)
300 de Zack Snyder retrace l'épopée des trois cents soldats spartiates qui se sont sacrifiés aux Thermopyles pour retenir l'invasion de l'armée perse de Xerxès. À sa sortie,le filma été taxé de militarisme patriotique de la pire espèce, faisant directement référence aux récentes tensions avec l'Iran et aux événements en Irak. Est-on bien sûr que les choses soient aussi tranchées ? On devrait plutôt s'atteler à défendre point par point ce film contre de telles accusations. Deux éclaircissements s'imposent. Le premier a trait à l'histoire elle-même : un pays petit et pauvre (la Grèce) est envahi par l'armée d'un État bien plus puissant et développé (la Perse), et disposant d'une technologie militaire nettement plus avancée - les éléphants et les flèches enflammées géantes des Perses ne sont-ils pas la version antique des armes issues de la technologie de pointe ?
Certains historiens perspicaces ont déjà établi ce parallèle, comme Tom Holland dans son ouvrage intitulé Persian Fire, dont voici la quatrième de couverture : "Au Vème siècle, un super-pouvoir mondial était déterminé à faire régner la vérité et l'ordre sur deux états jugés terroristes. Ce super pouvoir s'appelait la Perse et jouissait en termes d'hommes, d'ambition et d'or, d'une richesse à nulle autre pareille. Les états terroristes s'appelaient Athènes et Sparte - deux villes excentriques situées sur une île perdue, pauvre et montagneuse : la Grèce."
Le second point, l'aspect formel du film, est peut-être le plus important. 300 a été entièrement tourné dans un entrepôt de Montréal ; tous les décors et de nombreux personnages et objets ont été ajoutés numériquement. Le caractère artificiel de l'arrière-plan semble contaminer les acteurs "réels" eux-mêmes, qui apparaissent souvent comme des personnages de BD doués de vie (le film est une adaptation de 300, le "roman graphique" de Frank Miller).
En outre, la nature artificielle (numérique) de l'arrière-plan engendre une atmosphère claustrophobique - comme si l'histoire n'avait pas lieu dans la réalité "réelle", avec ses horizons ouverts à l'infini, mais dans un "monde fermé", une sorte de monde en relief dans un espace fermé. Esthétiquement, nous sommes là à une étape très avancée par rapport aux sagas de La Guerre des Étoiles ou du Seigneur des Anneaux.
Bien que beaucoup d'éléments du décor et de nombreux personnages aient été également insérés numériquement dans ces sagas, l'impression générale est néanmoins celle d' acteurs et d'objets (éléphants, Yoda, Urkhs, palais, etc.) numériques (et réels), placés dans un monde ouvert "réel". Dans 300, au contraire, les personnages principaux sont tous des acteurs "réels" placés dans un décor artificiel. Cette combinaison engendre un monde "fermé" bien plus étrange - mélange "cyborg" de personnages réels intégrés dans un monde artificiel. Dans 300, la combinaison d'acteurs et d'objets "réels" à un environnement numérique s'approche de la création d'un espace esthétique autonome réellement nouveau.
La pratique de mixer plusieurs arts, d'inclure dans un art une référence à un autre, possède une longue tradition, particulièrement en ce qui concerne le cinéma. La médiation du septième art, par exemple, est manifeste dans plusieurs portraits de Hopper : Morning Sun, pour ne citer que celui-là, où une femme placée derrière une fenêtre ouverte regarde au dehors, offre un champ sans contrechamp. Si 300 est remarquable, c'est que - non pas pour la première fois bien sûr, mais d'une façon bien plus intéressante d'un point de vue artistique que dans Dick Tracy de Warren Beatty, par exemple - un art techniquement avancé (le cinéma numérique) se réfère à un autre qui l'est moins (la bande dessinée). L'effet produit est celui d'une "vraie réalité" perdant son innocence et semblant appartenir à un univers artificiel fermé - parfaite représentation de notre déplorable situation socio-idéologique.
Les critiques qui prétendent que la "synthèse" de deux arts dans 300 est ratée ont donc tort par là même où ils voient juste : bien sûr que la "synthèse" échoue, bien sûr que l'univers que nous voyons à l'écran est traversé par un profond antagonisme et une inconsistance, mais c'est cet antagonisme même qui est l'index de la vérité.
À propos de CHRISTIAN
BiographieRéunissant autour de lui collaborateurs et prestataires partageant le goût du concept et de son expression visuelle, Christian Dubuis Santini fonde en 1987 l'Agence Mercure puis L'ampoule en 2002 dans le but de faire rimer autant que possible "message grand public" avec "qualité graphique". Rassembler la forme et le contenu est le mot d'ordre invariant qui parcourt ses productions issues d'univers visuels aussi hétéroclites que variés. Consultant en identité d'entreprise, Christian Dubuis Santini propose une approche simple dans ses fondements: dire ce qui ne peut être imagé et imager ce qui ne peut être dit, en ressourçant l'émergence du sens par la confrontation des images et des mots...
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