Une superbe Nuit du conte au théâtre l’Avant-Scène
Alors que l’hiver se profile, qu’un certain engourdissement envahit la ville de Colombes, des bruits de percussion retentissent. On est samedi, il est 19 heures, et Paris est soulevée par une manifestation… Mais il y a peu de chances qu’un cortège se soit formé ici, d’autant plus que nous sommes déjà loin du centre ville. C’est le parvis du théâtre l’Avant-Seine qui est ainsi animé : chanteurs et musiciens, avec leurs tenues aux couleurs tropicales, entraînent une foule enthousiaste à l’intérieur du théâtre. Le public est venu en famille, et semble déjà avoir pleinement investi les lieux. C’est que nous arrivons à la fin du festival Rumeurs urbaines, qui a occupé les différents lieux culturels de Colombes pendant deux riches semaines. Avec joie, nous constatons le franc succès de cette initiative qui a célébré cette année ses onze ans.
Pour clore en beauté cette édition, la Compagnie Théâtrale Le Temps de Vivre qui est à l’origine du festival a réuni tous les ingrédients nécessaires à une Nuit du conte métissée, à l’image de la Réunion. Car c’est cette île qui a été représentée cette année, grâce à la participation de 25 artistes pour la plupart présents en cette soirée de clôture. C’est alors sans peine que, une fois la joyeuse équipée musicale parvenue jusqu’à la scène, la bonne humeur s’installe, avec la ferme intention de ne pas décoller de si tôt. Avant même que Rachid Akbal, le directeur artistique, n’ait commencé sa présentation, les instruments disposés sur scène sont rejoints par leur propriétaires. Un rythme binaire, un appel direct à la danse, s’élève : c’est un Maloya qui nous accueille. Sur cet air populaire de la Réunion, sont chantées toutes les beautés du pays, ses richesses naturelles et humaines.
L’heure n’est pas à la méditation : après deux morceaux, le groupe se disperse et laisse place aux conteurs qui n’ont pas attendu pour s’installer sur scène, sur des nattes évoquant des journées ensoleillées. Dans un chahut simulé, les six porteurs de tradition orale définissent l’ordre de passage de chacun. La première partie de soirée, destinée aux « petites zoreilles », sera livrée aux délicieuses facéties de Shanel Huet, ainsi qu’à la lutte acharnée du Mauricien Yannick Nanette. Une fois les plus jeunes rassasiés d’histoires, ce sera au tour des autres d’être servis. « Grandes zoreilles », ouvrez-vous bien grand ! Sergio Grondin, Léone Louis et Véronique Insa viendront prendre le relai de leurs amis avec des contes plus complexes, plus crus et, pour certains, plus coquins !
Sergio Grondin
« Et cric ! » ? « Et crac ! ». Les formules traditionnelles de la contée sont lancées, rappelées pour qui les ignorerait, et le temps de la contée est ouvert. Un temps à part, qui réunit les familles à la Réunion et aux Antilles, et qui est ici pris en charge par des conteurs professionnels, derniers tenants d’une culture en voie d’extinction. A travers le choix des histoires opéré à l’occasion de cette Nuit du conte, le fort engagement culturel de la Compagnie Théâtrale le Temps de Vivre apparaît : il s’agit de présenter le plus large panorama possible du conte réunionnais, afin d’en montrer la richesse. Au fil des récits, tantôt gais tantôt graves, on découvre alors toutes les fonctions remplies par cette culture, bien plus profonde que le simple divertissement auquel elle est trop souvent réduite.
Avec Shanel Huet, Ti-Jean, sans doute le personnage le plus courant dans les contes créoles, vient donner au jeune public une leçon de sens pratique, en même temps que de savoir-vivre. Avec une fraîcheur et un dynamisme communicatifs, la conteuse incarne avec bonheur le petit garçon qui, pendant les vacances, rend visite à sa tante atteinte du chicoungounia. En échange de petits services, la tante offre à Ti-Jean des cadeaux que, ravi, il tente de rapporter à sa mère. Mais, peu débrouillard, Ti-Jean multiple les catastrophes. C’est qu’il lui faut traverser la forêt pour rentrer chez lui, et que les bonbons coco, le beurre, ou encore le petit chien donnés par la tante, supportent mal le voyage… Au terme de cette historiette qui amuse petits et grands, s’impose la maxime selon laquelle à chaque problème, existe une solution propre.
Car, même dans les contes en apparence anodins, une leçon affleure. On image alors combien peuvent être moraux ceux qui abordent des réalités plus ancrées dans le contexte socio-politique du pays… Yannick Nanette, en nous présentant un extrait de son spectacle intitulé « Nino et la chevelure sacrée », vient avec talent nous instruire de la façon de parler à des enfants des difficultés de l’exclusion. A travers une cosmogonie fantastique, accompagnée d’un jeu qui met tous les sens à contribution, il évoque les aventures du premier enfant métisse de l’univers. Dans cette fable, l’injustice du rejet subi par le héros passe autant par les mots du conteur que par sa danse, ses chants, et par le bruit de son Ravanne, large tambour typique de l’Ile Maurice.
Léone Louis
Voilà pour les enfants ! Avant de passer aux choses « sérieuses », un entracte s’impose. C’est l’heure du repas, et chacun est invité à aller déguster le poulet cari et à boire le punch préparé pour l’occasion. La soirée peut ensuite continuer. Tout à fait réveillées, les « petites zoreilles » sont toujours aux côtés de leurs parents quand Sergio Grondin, figure majeure du renouveau du conte réunionnais, rejoint la scène. Jean, baskets, blouson en cuir : le jeune homme à l’allure résolument moderne nous présente un tout autre visage du conte. Dans un savant mélange de français et de créole, l’air nonchalant, il donne vie à des personnages qui naviguent entre fantastique et réalité. Entre le « rhumologue » de son premier récit et l’ « esprit du volcan » du second, l’esprit de la Réunion est mis en présence.
La magie particulière de l’île inspire aussi les performances de Léone Louis et de Véronique Insa, qui viennent clore le florilège. Après Yannick Nanette, retour à la cosmogonie. Léone Louis raconte la rencontre de « Papa Bondieu » et de « Maman Bondieu », de laquelle naît la Terre. Enfin, le dernier conte fait fi de toute morale et de toute religiosité. En écoutant Véronique Insa, on comprend que la transmission orale peut aussi tendre à désacraliser ou à banaliser certains sujets tabous. Loin de toute grivoiserie, la fable de la rencontre de deux sexes, à une époque où ceux-ci étaient indépendants des corps humains, finit d’égayer la salle.
Enfin, musiciens et conteurs nous invitent à les rejoindre sur la scène qui s’improvise piste de danse pour la fin de la soirée. Nous en ressortons ivres des rythmes de la Réunion, et touchés de l’humanité qui soutient cette belle initiative.