Relisant la note que j’avais écrite en 2005 à propos de la première partie du grand cycle de Bernard Chambaz, Été, je constate que je peux en reprendre les premiers mots :
Il est des livres, rares, dont on ne se déprend pas. On les a lus, refermés et pourtant on y revient sans cesse, comme s’ils vous appelaient, on les rouvre et on trouve. Que trouve-t-on ? Sans doute cela que l’on cherche. Que cherche-t-on ? Sans doute cela qu’on y trouve parce qu’ici il est bien question de « la poésie comme raid dans l’inarticulé » (Été I, p. 124).
Le cycle, dont vient de paraître la deuxième et dernière partie (Été II) s’intitule donc Été en référence à l’été ou disparaît Martin, le fils de Bernard Chambaz, à 16 ans, dans un accident de voiture au Pays de Galles. (Et bien évidemment tout le cycle joue avec la polysémie de été). Ce second livre propose les cinq cents dernières séquences d’un travail qui en compte donc mille une, distribuées en dix ensembles, correspondant à dix années. Cinq cents nouvelles séquences écrites au fil des jours, tentatives de capter ce qui fuit, ce qui a été, ce qui est là, l’absence comme la présence, souvent mêlées. Ce deuxième livre est traversé par deux grands voyages, l’un en Russie (VII, Volga), l’autre en Italie (X. Le chant général, bis), voyages qui sont eux-mêmes échos de nombreux autres voyages, parfois dans les mêmes lieux. Voyages réels mais aussi métaphoriques puisque chacune des cinq sections s’ouvre par un de ces mots, « repartir », ou « partir » ou « recommencer ». On assiste là à une traversée du temps et de la douleur, mais aussi souvent de l’espace, au fil des jours, des affects et des pensées, dans le voisinage très étroit des artistes, essentiellement des écrivains (et parmi eux essentiellement des poètes, notamment américains et russes) et des peintres.
Le livre donne la sensation de se construire brique par brique, sous nos yeux. Il procède comme par relevés avec comme fil cet idée qu’il faut
que le poème soit émotion. mouvement. rythme.
mobile. motif.
tension maximale. qu'il soit aussi
tout en retenue
chant ténu
décantation de ce qui nous obsède
lente nébuleuse
encore mal identifiée de mots.images.perceptions.souvenirs.
/espérance/fût/t/elle/la/plus/ténue/
Il semble bien y avoir ici une véritable et passionnante démarche poétique de « décantation de ce qui nous obsède », et dans le même temps d’élucidation de l’émotion première ; démarche dont une caractéristique est de mêler des matériaux apparemment hétérogènes et dans laquelle intérieur et extérieur se fondent, ou « virgile » côtoie « le petit m-pêcheur » (nom bouleversant donné par Bernard Chambaz à son fils disparu), où les poètes sont interpellés comme présences. Le thème dominant serait martin, martin qui semble le fil conducteur de tout une quête sur ce nom et ceux qui l’ont porté, au point que l’on pourrait appeler ce livre Les variations martin : par exemple s.martin et son manteau, simone martini le peintre. Parmi toutes les figures, « virgile dante pétrarque simone et/tous les autres », mais aussi khlebnikov comme aïgui. L’absence de majuscule n’est pas artifice mais manière de dire l’intimité avec eux, leur proximité et leur universalité. Ils sont noms communs tout autant que noms propres.
Chambaz par son écriture donne le sentiment de traverser l’épaisseur du temps, presque tangiblement, mais toujours accompagné et c’est ce qui contribue à la force très attachante de ce livre : il s’appuie sur les proches, très présents et en particulier celle qu’il nomme /mon/ amour /aux /yeux /verts/, Anne, sa femme, la mère de Martin et de ses frères, mais aussi les amis tels Bernard Collin, le clarinettiste Sylvain Kassap et sur le même plan les poètes américains (williams et e.e. ez et zuk et buk et olson très présents dans les cinq cents premières séquences), ici les russes mais aussi Paul Celan, Artaud, Van Gogh, Cantor qui a perdu un fils et Mallarmé à cause d’Anatole. Fondus en un nous qui « est au moins toi petit m-pêcheur et moi et /mon/amour/aux/yeux/verts/ et le lecteur et la grande armée des spectres. »
Vie et écriture semblent entièrement fondues (au sens métallurgique du mot) ensemble, tissées ensemble sur la toile de fond noire qu’est la disparition, en été, de Martin, il y xxxx jours (compte régulièrement tenu et transcrit – c’est un des leitmotive du livre, le compte des jours et des nuits depuis le drame de juillet 1992).
Chaque séance, prise une par une, est un poème, selon des angles et des approches, voire des techniques très différentes : ici plutôt de l’ordre de la réflexion, là paysage, là souvenir, là jeux sur les mots, etc.
Et sur tout cela la basse continue de la mort, de la finitude, qui confère à chaque page une présence tremblée bouleversante. Car
C’est
la mort
qui l’emporte
sur le mot
par Florence Trocmé
voir cet extrait d’Été II
Bernard Chambaz dans Poezibao (avec notamment d’autres extraits du cycle Eté) :
bio-bibliographie, extrait 1, extrait 2, extrait 3, le compte rendu d’une lecture, extrait 4, fiche de lecture de Eté (Flammarion 2005), extrait 5 (Eté), extrait 6, au lundi des Poètes, mai 07 extrait 7, ext. 8, notes sur la poésie,