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Yoko Ogawa, Le musée du silence

Publié le 17 juin 2006 par Menear

Comme son nom le laisse deviner, Yoko Ogawa est une écrivaine japonaise. Mieux que ça, c’est sans doute l’une des grandes figures de la littérature japonaise actuelle (comme introduction plus bateau, on ne fait pas mieux !) J’ai lu quelques uns de ces livres, souvent réticent au début, mais vite gagné par le charme étrange qui se dégagent de ces phrases discrètes, toujours exactement composée, exactement placée. A mon sens, Le musée du silence, dont je vous parlerai aujourd’hui, est le meilleur.

Yoko Ogawa, Le musée du silence

Le narrateur de ce roman relativement court (300 pages en édition Babel, donc moins de 300 pages) est un jeune muséographe qui se prépare à prendre en charge la composition d’un musée un peu spécial, situé dans un village en dehors du monde. Le musée en question, consiste à classer et exposer chaque objet que possède la vieille propriétaire qui engage le narrateur. Les objets en question sont, eux, un peu spéciaux, puisqu’il s’agit d’objets hérités (ou plutôt, volés) de défunts. Pour chaque défunt, un objet qui lui correspond et qui lui appartenait. Le musée devra donc entreposer ces fragments de personnes dans une sorte d’antre du souvenir collectif. Dans sa tâche, et pour supporter sa supérieur acariâtre, le narrateur sera secondé par les autres habitants du manoir dans lequel le musée sera établi : la fille de cette dernière, le jardinier et la femme de ménage. Ces cinq personnes mettront en place, au fil des phrases et des pages, un petit monde à part, décalé de la réalité.

Le musée du silence reprend quelques motifs récurrents chers à Yoko Ogawa, comme par exemple les rapports qu’ont les personnages avec la mémoire, la leur et celle des autres. De la même façon, ce roman imprime une certaine discrétion à ses lieux, à ses actions et à ses personnages. Cela se retrouve d’ailleurs dans l’écriture si particulière de l’écrivaine japonaise. Chaque mot semble pesé avec minutie, chaque phrase apparaît comme affinée jusqu’à la perfection et surtout, le tout s’enchaîne avec une évidence absolue. Et pourtant, il ne faudrait sans doute pas grand-chose pour que tout l’édifice ne s’écroule. Pendant toute la lecture, on a l’impression que la stabilité de l’ensemble ne tient qu’à un fil mais jamais il ne se brise. C’est ça, sans aucun doute, la grande force de Yoko Ogawa.

Le roman donne parfois l’impression d’une succession de scènes distinctes et indépendantes, allant presque jusqu’à suggérer des nouvelles qui s’enchaînent. Les chapitres sont courts, en effet, et régulier (toute les 20 à 30 pages environ), et certains semblent plus s’attacher à décrire les occupations du narrateur dans le village plutôt que de faire « avancer l’intrigue ». Mais ce qui importe, chez Ogawa, ce sont justement ces petites scènes du quotidien, ces scènes discrètes, ces scènes intimes, où les personnages, au détour d’un mot ou d’un geste, finissent par se dévoiler. On pourrait d’ailleurs craindre que l’homogénéité du récit en souffre, mais ce n’est jamais le cas. Comme je l’ai dit plus haut, tout, chez Yoko Ogawa, se trouve toujours dit dans sa forme la plus juste, toujours au bon endroit, au bon moment. Les petits chapitres se succèdent donc avec une précision minutieuse et dévoilent, petit à petit, comme un compte goutte, les éléments qui forment la cohérence et l’homogénéité du roman.

Yoko Ogawa, c’est également des scènes simples, de la vie quotidienne, qui sont mises en relief et mises en valeur par l’extrême justesse du ton de son écriture. Des scènes comme celles-là, j’en ai d’ailleurs choisis deux comme extraits. La première concerne un souvenir du narrateur, celui de sa première utilisation d’un microscope, aidé par son frère. La voici :

Le premier spécimen que j’avais examiné avait été des étamines de misère. J’avais regardé avec une intense curiosité mon frère les disposer sur une lame de verre avec une goutte d’acide acétique carminé, les recouvrir d’une lamelle et chauffer le tout à la flamme d’une lampe à alcool.
- Ca y est ? lui demandais-je, n’en pouvant plus d’attendre.
- C’est interdit de s’impatienter lors des observations, me répondit-il. Et, comme pour mieux m’agacer, il avait fixé la préparation sur la platine d’un geste précautionneux avant de faire la mise au point en tournant la vis.
- Allez, regarde.
Je n’oublierai jamais l’univers derrière les lentilles qui se refléta alors dans mon œil innocent. Les cellules imbriquées formaient un ensemble rationnel, chacune comportant invariablement un noyau, tandis que dans le liquide environnant les grains tremblaient de frayeur, comme s’ils hésitaient à s’enfuir (mon frère m’expliqua quelque temps plus tard qu’il s’agissait du mouvement brownien). J’avalai ma salive, essai en vain de trouver des mots pour exprimer ce que je ressentais, et ne pus que serrer fortement son bras.
- Tu vois les poils des étamines ? A l’extrémité, ce sont des petites cellules qui sont jeunes, tandis qu’à la base les grosses cellules sont vieilles, hein ?
Sa main était posée sur mon épaule. Ce fut l’instant où nous nous sentîmes le plus proche l’un de l’autre. Il existait un univers caché dans un endroit que je ne connaissais pas. Qui plus est un univers délicat et magnifique.
J’écarquillais les yeux pour ne manquer aucun détail. Je regrettais de devoir cligner des paupières et patientais jusqu’à ce que le manque de larmes fût douloureux. Des contours bordés de courbes, une régularité illimitée, une structure audacieuse, des couleurs fugitives. Tout était découverte, tout était prodige.
- Merci, grand frère.
J’étais enfin capable de prononcer le mot le plus précieux. J’avais l’impression que c’était lui le créateur de cet univers.

Le second extrait est plus court, mais tout aussi juste et touchant. Il fait partie, selon moi, des images importantes du livre, des images à la fois précises et belles. Cet extrait intervient au moment où le narrateur explique à son assistante, la jeune fille, sa façon de faire lorsqu’il s’agit de conserver les objets, pour un musée :

 - Ma façon de faire n’est pas particulièrement minutieuse. En fait, j’aimerais procéder d’une manière beaucoup plus rigoureuse. Les objets métalliques sont recouverts d’un film de résine synthétique qui les isole de l’air. Pour les objets en bois, l’eau qu’ils contiennent, préalablement congelée, est brutalement vaporisée, pour éviter les déformations ou les fissures. Ou encore… enfin, il y a toutes sortes d’autres méthodes, ici on n’a ni l’équipement ni le matériel, mais je ne me plains pas.
- Conserver les choses, c’est beaucoup plus compliqué que je ne l’imaginais.
- C’est normal. En général, si on les néglige, elles finissent par tomber en poussière. Les insectes, les moisissures, la chaleur, l’eau, l’air, le sel, la lumière, tout est néfaste. Tout tend à la décomposition du monde. Rien n’est immuable.

Yoko Ogawa, Le musée du silence

Comme le billet est assez long, je vais essayer de conclure brièvement. Je crois que « lisez-le », serait un résumé assez tentant. Comme vous l’aurez compris, Le musée du silence fait partie de ces romans exceptionnels qui parviennent à toucher en profondeur son lecteur. C’est une œuvre à la fois riche et belle qui a en le plus l’avantage de venir « d’ailleurs », et donc de proposer une vision différente de la littérature et, en l’occurrence, de la mémoire et des musées. J’ajouterai au passage qu’il ne s’agit pas d’un roman très « japonais », dans le sens où ce récit là pourrait se dérouler n’importe où : un petit village, des personnages anonymes donc universel (on parle de la vieille dame, de la jeune fille, du jardinier, etc.). Vous n’avez donc aucune excuse si vous ne le lisez pas.


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