L'incompréhension et le flou domine, pourtant, à la lecture des premières pages. Nous suivons le réveil d'un homme, anonyme, amnésique, le tout à travers le prisme d'une opaque caméra de surveillance. Cet homme, Mr Blank (M. Rien ou M. Vide), s'éveille peu à peu tout en découvrant son environnement : une pièce vide et close, où chaque objet porte une étiquette marquée de son nom. C'est dans ce décors digne d'une représentation de théâtre de l'absurde que prend place l'intrigue, qui se lance, timidement, au gré des efforts et des découvertes de ce mystérieux Mr Blank... Parmi ces découvertes, des visites de personnages aux noms lointains, connus, les Anna Blume, Fanshawe et autres David Zimmer. D'ancien personnages inventés par Mr Blank, qui sont aussi d'anciens personnages d'Auster lui-même, qui reviennent, non pas le hanter, mais l'aider à compléter sa propre connaissance des évènements de l'intrigue.
Un point de départ simple, donc, mais très intéressant, puisqu'il permettra, au fur et à mesure que le récit progresse, une réflexion véritable sur les conditions d'auteur et de personnage qui deviendront de plus en plus floues. Avec ce roman, Auster semble s'ériger en marionnettiste, que l'on devine, à demi dissimulé par delà les murs en carton pâte de cette pièce opaque, puisque c'est lui qui dirige, de loin, les personnages qu'il a lui même inventé pour ses récits précédents, c'est lui qui oriente, d'une façon ou d'une autre, la rééducation intérieure de son personnage central, double de lui-même autant que double du lecteur ou bien de n'importe qui.
Ce qui m'a d'abord beaucoup touché, dans ma lecture de Travels in the scriptorium, c'est le retournement des situations auteur/personnage (dont je parlais déjà dans le paragraphe précédent). Nous avons en effet une scène en particulier qui illustre à merveille ce rapport ambigu qui devient ici floué, biaisé par la fiction austerienne. Il s'agit d'un passage (cité en extrait un peu plus bas, en VO seulement, j'ai la flemme de traduire) qui fait intervenir Anna Blume, l'héroïne d'Auster la plus « mythique », sans aucun doute, et pour ses lecteurs et pour lui-même, Anna Blume, donc, qui aide Mr Blank à se laver, à se déplacer, etc. C'est ici le personnage qui fait vivre l'auteur, et non plus l'inverse.
« So Mr Blank allows Anna to feed him, as she calmly goes about the business of scooping out portions of the poached eggs, holding the teacup to his lips, and wiping his mouth with a paper napkin, Mr Blank begins to think that Anna is not a woman so much as an angel or, if you will, an angel in the form of a woma.
(Paul Auster, Travels in the scriptorium, Faber and Faber, p. 16, 18, 19)
Why are you so kind to me ? He asks.
Because I love you, Anna says. It's that simple.
[...]
I'd like to have my bath now, he says.
A real bath in the tub, she asks, or just a sponge bath ?
It doesn't matter. You decide.
Anna looks at her watch and say : Maybe just a sponge bath. It's getting a bit late now, and I still have to dress you and make the bed.
By nos, Mr. Blank has removed both the top and the bottoms of his pajamas as well as his slippers. Unperturbed bu the sigh of the olf man's naked bidy, Anna walks over to the toilet and lowers the seat cover, which she pats a couple of times with the palm of her hand as an invitation for Mr. Blank to sit down. Mr. Blank sits, and Anna then perches herself beside him on the edge of the bathtub, turns on the hot water, and begins soaking a white washcloth under the spigot. »
On remarquera également qu'Auster laisse de côté certaines de ses habitudes d'écriture devenues un peu trop automatiques : fini le personnage-narrateur qui raconte à la première personne les évènements dont il a été témoin. Fini l'écriture a posteriori avec le recul du temps, le recul de l'analyse, le recul de la réflexion. Fini également l'ancrage quotidien dans une réalité américaine contemporaine. Ici, il s'agit d'une narration au présent, en « direct », une narration froide puisqu'issue de l'observation d'un inanimé (une caméra vidéo, en l'occurrence) et une seule scène qui se déroule intégralement dans une pièce close. Il y a quelques relents de Trilogie New-Yorkaise là dedans, c'est vrai, je pense notemment à la deuxième partie (Ghosts / Revenants) avec ces froides observations méthodiques, ces filatures fermées et ainsi de suite. On retrouve également les récits enchâssés, tels qu'ils étaient par exemple mis en place dans Oracle Night (La nuit de l'oracle), où l'histoire principale raconte l'histoire d'un personnage qui raconte une histoire où... etc (dans ce cas précis, il s'agit d'un manuscrit incomplet sur une curieuse intrigue d'agent-double qui rappelle le dix-neuvième siècle américain).
Auster est donc ici à l'aise, tout en se détachant de ce qui était devenu, dans ses derniers romans, un mécanisme fictionnel toujours identique.
Quelques passages (la fin, notamment) pourront paraître un peu « tarte à la crème », je le précise de suite, mais qu'importe, plus que dans n'importe lequel de ses romans récents, Travels in the scriptorium est un récit qui mérite qu'on s'y attarde, le temps au moins de lire ses cent et quelques pages. La réflexion sous-jacente développée par Auster sur la condition de l'auteur et surtout du personnage est très intéressante, et permettra sans doute de décrypter plus facilement l'Oeuvre d'Auster. Pour plus de renseignements à ce sujet, je vous renvois à cet article publié dans le dernier numéro de Lire, tout comme je vous oriente sur d'autres avis de blogueurs, un positif et un négatif, d'ailleurs, histoire de prouver que je ne suis pas trop sectaire