L'Inde aspire à la modernité : elle veut des ordinateurs et les technologies de l'information, des réseaux neuronaux, des caméras vidéos partout. Pourtant, la fourniture d'électricité est loin d'être assurée en continu sur la majeure partie du territoire national. Dans ce domaine comme dans tous les autres, le pays se rit de l'obstacle des savoirs fondamentaux : ici, on ouvre des écoles d'informatique et de gestion de niveau international, inaccessibles aux millions d'analphabètes ; on est à la pointe de la chirurgie cardiaque et de l'imagerie médicale alors que les maladies infantiles les plus faciles à soigner restent endémiques ; tout le monde n'a pas l'eau courante, loin de là, mais on vend des machines à laver au fond de boutiques plongées dans le noir presque toute la journée à cause des coupures d'électricité ; on subventionne une bonne dizaine d'opérateurs de téléphonie mobile publics et privés au lieu de remettre en état le réseau téléphonique national ; on inonde le marché de voitures neuves capables de passer en dix secondes de zéro à cent kilomètres à l'heure alors qu'il n'existe pas de route où cette performance soit réalisable, sauf à tuer tout ce qui bouge, hommes et bêtes.
Suketu Mehta, Bombay Maximum City, Buchet Chastel, P. 45-46
Pour une fois je laisse parler le livre d'abord. Un résumé, concernant Bombay Maximum City me paraît inutile. L'écriture de Mehta ne me poussera pas non plus à analyser en profondeur le texte : il s'agit clairement d'une oeuvre avant tout journalistique. La masse d'informations glanée par le livre est énorme : chiffres, statistiques, informations chocs, tout y passe. De Bombay, paradis perdu de l'enfance de l'écrivain, on en vient vite à Bombay (ou plutôt Mumbai, puisque la ville a été rebaptisée entre temps), enfer sur Terre, perpétuellement étouffée par la pression habituelle de ses quatre-cent milles habitants au kilomètre carré. Et l'enquête de Suketu Mehta (car il s'agit bel et bien d'une enquête : recherche de témoignages, conversations, informations, etc.) ne s'arrête pas à la surface bourgeoise que lui même a connu durant son enfance. Il s'infiltre en profondeur, décrypte le pouvoir en place, le crime organisé (beaucoup d'entretiens avec des tueurs, des responsables mafieux, des gros bonnets de la corruption), la police, les industries souterraines, dont celle des « plaisirs », bars de strit-tease en tête, et diverses autres considérations. Le livre vaut donc pour sa valeur didactique, informative, mais pour le reste ?
Ce qui m'a gêné durant cette lecture pourtant enthousiasmante c'est cette volonté de vouloir tout faire : le livre s'embarrasse de récits personnels et autobiographiques qui n'entrent qu'indirectement en collision avec le sujet. De fait, le livre hésite perpétuellement : s'agit-il d'un compte rendu drastiquement journalistique ou bien s'agit-il d'un pseudo journal intime, d'une autobiographie camouflée ? La nuance n'est pas si accessoire que ça. En tout cas pas pour moi : le rapport avec le sujet (en l'occurrence, Bonbay, la ville) est obligatoirement modifié. Du coup, on ne sait pas vraiment sur quel pied danser : que font donc ces quelques ébauches de lyrisme (peut-être mal traduites, peut-être simplement maladroites) au milieu de témoignages directs et de statistiques précises ? Difficile de comprendre, de voir, de saisir la démarche.
Mais ces considérations sont finalement mineures au vu de l'entreprise, beaucoup plus générale, titanesque, impossible. Car la ville ne se laisse pas prendre, elle ne colle pas, Bombay s'échappe, Mumbai aussi, les mots fixent si peu.
La galerie de portraits est pourtant appréciable : les tueurs s'enchaînent, corrompent les flics. Les flics témoignent, s'improvisent tueurs l'espace d'une « rencontre » : c'est comme ça qu'on appelle les exécutions perpétuées par la police pour se débarrasser de certains malfrats. La vie d'une danseuse de bars, rebaptisée Mona Lisa pour l'occasion, permet une approche différente, par le charme, le sexe, la séduction. Et l'argent. La vie à Bombay, on en voit une partie, on en devine une autre, les gens déambulent, deviennent personnages le temps de quelques pages, puis ils repartent. On saisit les contrastes, on saisit la schizophrénie (la dualité hindouisme/islam, notamment, qui est à l'origine des émeutes sanglantes qui ont marqués la fin du XXe siècle), on saisit les incohérences mais la ville, elle, elle est où ? Je la cherche encore.
Les grandes villes sont toutes schizophrènes, disait Victor Hugo. Bombay présente tous les symptômes de la dissociation mentale. Pendant les émeutes, les imprimeries tournaient à plein régime. Elles fabriquaient les doubles jeux de cartes de visite personnalisées : l'un avec un nom musulman et l'autre avec un nom hindou. N'importe quel quidam arrêté en pleine rue pouvait vivre ou mourir selon qu'il disait s'appeler Ram ou Rahim. La schizophrénie devint une tactique de survie.
Suketu Mehta, Bombay Maximum City, Buchet Chastel, P. 76
Ma critique est trop brutale : Bombay Maximum City est tout de même une mine d'or, de renseignements, d'informations. C'est un reportage rigoureux, parfois fascinant (comment passer de tueurs à gages et de responsables mafieux à un diamantaire honorable qui abandonne tout ses biens pour rentrer en religion, une religion si rigoureuse qu'elle interdit tous les plaisirs, le tout en quelques centaines de pages), souvent complet. Le versant journalistique du livre sur la ville est intéressant, malgré la nature hybride du récit, mais l'approche littéraire que j'ai pu espérer n'apparaît pas. Ma déception tient plus de la frustration qu'autre chose : j'aurai souhaité que ce ce Bombay Maximum City, comme Mantra ou même Zeropolis me donne quelques clés sur l'écriture de la ville, malheureusement, ce n'a pas été le cas.