Description #3 ~ Place de l'éperon

Publié le 04 octobre 2007 par Menear
C'est une équerre ouverte, un triangle rectangle, un carré massif que l'on aurait divisé dans le sens de la diagonale. Cette place, c'est exactement ça. Tranchés vifs dans la chair, les murs des bâtiments. Comme une coupe bien nette, à angle droit, avec agencement cohérent d'immeubles aux relents de Renaissance, de Moyen-Age. Un triangle de verdure au centre du triangle rectangle, un pin asymétrique au centre du triangle de verdure ; des buissons divers tout autour.
Quand on y regarde de plus prêt, on voit : toitures en ardoise anachroniques, des murs trop lisses pour pouvoir dater de cette époque là et des styles architecturaux dissonants, les uns collés aux autres, eux-mêmes collés à d'autres encore. Sur les ardoises, des antennes de télévision hertziennes, quelques fausses cheminées en briques bien rouges. De petites fenêtres disséminées et autant de mansardes exiguës dissimulées derrière.
En bas, on a installé des bars, des cafés, des terrasses. La chamade, Le bakoua, Les deux comptoirs, La cité d'Aleth, Salon Pierric G., voilà ce qu'on peut y lire. Face aux terrasses, ce triangle de verdure, le gazon tondu à ras. Sur les bords, c'est un liseret de chemin pavé qui en délimite les contours. Et trois formes en son centre : un arbre vivant, le fantôme d'un arbre mort – une souche, tranchée à vif dans le bois – et cette statue de pierre, émoussée par le temps et le tracas quotidien de l'air. Au pied de l'arbre, sur le tapis de gazon tondu à ras, une paire de basket défaite a été abandonnée. Pourquoi ? Et pourquoi pas. Et comme un hémisphère autonome, cette demie place qui fonctionne, existe, a du sens.
Sauf que : comme une coupe bien nette, exactement. Ce n'est que la première moitié.
L'autre hémisphère fait face au premier. Une artère passante : un boulevard en arc de cercle. Des feux, des panneaux. Centre hospitalier. Bus à contre sens. Hôtel Ibis. Avec, tout autour, un éboulement d'immeubles, tous improbables, incohérents. Les années cinquante côtoient les années soixante côtoient les années soixante-dix côtoient les années quatre-vingt ; cette brochette incurvée de constructions hétéroclites prend forme.
En face, qu'est-ce que c'est ? Un immeuble d'habitation, non, c'est un commerce, non, c'est une pharmacie, non, c'est une banque, non, c'est une compagnie d'assurance : oui. Ou bien tout ça à la fois. Les volets sont ouverts, les volets sont fermés, ça dépend.
Tout autour gravitent des corps qui ne sont qu'en transit et jamais ne s'arrêtent. Parfois, on attend le bus. On ne fait que passer, on ne reste pas. Et le bus, en démarrant au feu, enfume et submerge la pair de basket restée là, immobile, sur le gazon à ras, au pied du pin asymétrique.
Derrière, le clocher d'une église émerge ; devant, sur la droite, dans l'axe de la statue, d'infinies lignes de ces barrières de plastiques blanches et rouges, délimitations provisoire d'une allée charcutée, elle aussi provisoire. Et les marteaux qui tapent sans jamais se taire – et quand bien même ils se taisent, leurs échos habitués continuent de taper – et les odeurs d'asphaltes, et le sable, et le grain de l'air. Derrière la barrière provisoire, une publicité – provisoire, elle encore – est enfermée. Publicité pour un parfum, ici enfumée par le poids de l'air marteau-piqué. Et toujours, en fond sonore, une respiration, l'identique souffle des voitures, les voix des ouvriers en gilets phosphorescents. Mais rien d'autre. On ne parle pas. On se voit à peine. On ne fait que passer. On ne reste pas.
Au fond à gauche, des toilettes publiques posées là sans comprendre. Et au-delà, les années soixante-dix plein la vue avec ses stores verts foncés, ses murs gris, son parking biseauté et ses vitres opaques ; un bâtiment unique qui au loin ferme l'angle d'une perspective inexacte.
Vu de plus loin : des fragments d'architectures hétéroclites qui se prolongent les unes les autres et l'incohérente impression que tout, par ici, a été posé par hasard ou par accident. Et comme unique décor parallèle, ce ciel blanc cassé qui s'échappe en nuées par dessus.