François Bon, Décor ciment

Publié le 05 octobre 2007 par Menear
En voilà un vestige du colloque : je m'étais procuré mon exemplaire de Décor Ciment à la suite d'une communication lors du colloque François Bon (« L'ouverture de Décor Ciment : une courte pratique de l'extrême chez François Bon », de Jean-Claude Lebrun). Retardataire, évidemment, je ne lis le livre en question que six mois plus tard. Je fais souvent ça : acheter un livre pour le posséder d'abord, et ensuite pour le lire, plusieurs mois plus tard. C'est comme ça qu'il m'arrive de fonctionner.
Décor Ciment n'a rien d'un livre tout récent, contrairement à Bob Dylan, chroniqué ici-même le mois dernier, il date de 1988. Il est paru aux Éditions de Minuit. (En voilà une introduction formelle !)

Un homme, Raymond Crapin, a été tué au pied d'une tour H.L.M. On embarque au commissariat du lieu, en même temps qu'un jeune en possession d'héroïne, quatre des habitués de la dalle, ou du Babylone, son bar : Laurin, qui squatte pour sculpter, Goëllo, dit Gobbo, camionneur, un vieil aveugle nommé Louis Lambert, et la gardienne de l'immeuble, plus connue comme voyante : Isa Waertens. Leurs quatre monologues tissent le roman, tandis que l'aveugle permet la découverte de Jean Jeudy, un ancien marin, décédé depuis quatre mois au douzième étage de la tour.


La quatrième de couverture (voir ci-dessus) apporte un résumé autrement plus efficace que n'importe lequel des miens.

Décor Ciment, c'est une histoire d'ambiance avant tout : une ville, un microcosme, une cité (le titre n'est d'ailleurs pas là par hasard). Et au sein de cette ville, ce microcosme, cette cité, ces quatre personnages et leurs quatre témoignages qui construisent (tissent) le roman : les trois grandes parties se succèdent selon de courts chapitres que constituent ces témoignages. La vision d'ensemble, par conséquent, n'existe pas, ou plutôt si : cette vision d'ensemble, n'étant pas présente, laisse place à plusieurs points de vue diffractés qui, au fil des pages, tendent à proposer un point de vue plus général. La narration fonctionne donc comme cela, faisant s'alterner l'un ou l'autre des acteurs du récit, s'embarquant parfois dans des entremêlements de discours : tel personnage raconte comment il a vu tel personnage se faire confier telle anecdote par tel autre personnage. L'écriture y est ambivalente : parfois brute, parfois sèche, parfois poétique. Et une histoire, finalement reléguée au second plan, que l'on raconte par fragments, comme un puzzle, et tous les morceaux de ces témoignages à assembler correctement les uns dans les autres. Le principe, en lui-même, la construction, j'y adhère.
En toile de fond (c'est le cas de le dire), la dureté du béton ambiant, la verticalité des tours HLM, les instants de vie qu'on y retrouve et les interrogations géographiques, sociologiques, qu'elles peuvent soulever. Le décor urbain est ici omniprésent, c'est une esthétique du bitume, des bloques de ciment, des parkings. Ça sent l'asphalte et la poussière.

Les tours, d’ici, forment comme les masses gigantesques de pierres tombales abandonnées là dans un ordre indéchiffrable, elles sont mortes un peu plus le dimanche par le bruit absent de la ville et la voie ferrée déserte, et ces étages à leur sommet qu’on dirait manquants, à cause des éternels travaux pour refaire l’étanchéité imparfaite, paraissent bizarrement plus écartées que leurs pieds enfoncés plus haut que les chevilles dans le bloc de ciment des parkings, figés là dans un effort immense et vain pour s’en dégager. Il faudrait que ces arbres, plantés après elles, arrivent enfin à pousser, on oublierait. Mais la lumière et la vraie terre qui leur seraient nécessaires, on en profiterait aussi, on n’aurait peut-être plus besoin de venir si nombreux le dimanche au square, entre ces tiges plus minces que manches à balai, sous leur trois feuilles en plumeau, ficelées à une cornière au milieu d’une grille à écarter les chiens et qui les attire plutôt, ça leur fait de l’engrais. C’est incroyable le monde qui sort en bas, le dimanche au tantôt. On ne se doute pas, en semaine, même en le sachant dans la tête, de la quantité de gens qu’une tour comme ça enferme.

François Bon, Décor Ciment, Les éditions de Minuit, P. 70-71

Et dans ce livre, dans ce roman (puisqu'il est fait mention du terme « roman » sur la couverture), tout quasiment qui repose sur le discours des personnages qui le font vivre (comme dans Daewoo, somme toute, mais peut-être plus encore que dans Daewoo) et un petit quelque chose de dissonant dans ma lecture qui m'a empêché de réellement en apprécier les pages : je n'y crois pas, moi, lecteur, à ces personnages qui remplissent quasi entièrement l'espace textuel. Je n'y crois pas vraiment. Quelque chose dans le langage, dans le discours, qui me gêne : on y retrouve des impressions de réalité langagière, mais des impressions seulement, et le plus souvent, c'est la voix de l'auteur que je retrouve, trop affûtée, trop exacte. Du coup, les personnages je ne les retrouve pas, je les perds et, pour moi qui suis très sensible à la notion même du personnage, j'y trouve un obstacle à la lecture, quelque chose qui me rebute. C'est comme cet intertexte rimbaldien que je retrouve dans l'incipit et dont parlait, justement, entre autres, cette communication au colloque, ça me rebute, ça m'exaspère. J'aperçois les ficelles, la présence de l'auteur derrière ses personnages en transparence : ça me fait fuir. Et cette exactitude langagière, par dessus, à mes yeux, ça ne colle pas.

On est dans ce qu'on dit comme dans ces tours : chacun sa boîte (c'est de l'intérieur même de la langue, qu'on parle la sienne sans plus rien entendre des autres).

François Bon, Décor Ciment, Les éditions de Minuit, P. 217
Il n'empêche, un livre comme Décor Ciment impose une parole précise et brute d'un microcosme à part entière qui, d'ordinaire, n'est pas réellement décortiqué par la littérature. L'écriture de la cité retranscrit non pas une réalité physique mais une retranscription dans la langue ; il ne s'agit pas de témoigner directement mais d'expérimenter dans le texte la réalité de tels espaces. Ça passe, entre autre, par des noms de lieux, par des noms d'objets, par des comportements, par des agencements d'immeubles, par des rapports entre les personnes. Ça passe par le catalyseur « cela » que l'on retrouve souvent utilisé, élément dans la langue sans doute le plus à même de qualifier ces villes de l'entre-deux, ces zones de vide trop pleines, ces « décors de ciment » que l'on ne sait pas qualifier autrement (cité ? banlieue ? ville nouvelle ?) , et les comportements que ça peut sous-entendre, aussi : « cela », c'est neutre, c'est tout, c'est rien, c'est tout le monde, tout le temps. Et des réalités acerbes que l'on retrouve au détour de phrases et qui font que le texte, malgré toutes mes réticences et mes diverses récriminations, s'impose et percute.

Il y a douze caisses en service à la fois, au Mammouth (vingt le samedi). En moyenne, cinq à huit personnes chaque (on calcule aussi le temps moyen où l'attente ne semble pas longue, et laisse réfléchir à ce qu'on a pu oublier, pour économiser sur les caissières). Les gens qui attendent lisent l'horoscope de ces magazines qu'ils vendent, avec les programmes télé, et qu'ils remettent avant de payer : et tout ce monde, chaque minute, à chaque sirène, sursaute, cherche, se retourne. Et les caissières aussi, une fois la minute, huit fois durant, toute une semaine qu'ils sont là, à chaque fois (j'ai vérifié), ne peuvent s'empêcher de se crisper, se retourner, à ces alarmes déclenchées pour la montre.
Il y a une capacité de l'homme à supporter.

François Bon, Décor Ciment, Les éditions de Minuit, P.199-200.
Étrangement, Décor Ciment, acheté en mars, lu en octobre, c'est le premier livre des Éditions de Minuit que je me procure personnellement. Et d'occasion, en plus. Non, je n'ai pas de meilleure conclusion.
Pour compléter la lecture : Voir la page consacrée à Décor Ciment sur le site de l'auteur.