Poids mort, partie médiocre

Publié le 18 novembre 2007 par Menear
Deux nouveaux extraits pour clore ma lecture d'A l'ombre des jeunes filles en fleurs. Le premier sur la fiction à ne pas oublier quand on balance des lieux communs sur Proust sans réellement savoir (du coup, à la lecture de ce passage, je m'autorise à l'aimer encore plus)...

Il y a un certain nombre de gens qu'on admire dans son enfance, un père plus spirituel que le reste de la famille, un professeur qui bénéficie à nos yeux de la métaphysique qu'il nous révèle, un camarade plus avancé que nous (ce que Bloch avait été pour moi) qui méprise le Musset de l'Espoir en Dieu quand nous l'aimions encore, et quand nous en serons venu au père Leconte ou à Claudel ne s'extasiera plus que sur:

" A Saint-Blaise, à la Zuecca
Vous étiez, vous étiez bien aise ".

en y ajoutant

" Padoue est un fort bel endroit
Où de très grands docteurs en droit "
.....Mais j'aime mieux la polenta
.....Passe dans mon domino noir
La Toppatelle "

et de toutes les " Nuits " ne retient que:

" Au Havre, devant l'Atlantique
A Venise, à l'affreux Lido.
Où vient sur l'herbe d'un tombeau
Mourir la pâle Adriatique ".

Or, de quelqu'un qu'on admire de confiance, on recueille, on cite avec admiration, des choses très inférieures à celles que livré à son propre génie on refuserait avec sévérité, de même qu'un écrivain utilise dans un roman sous prétexte qu'ils sont vrais, des " mots ", des personnages, qui dans l'ensemble vivant font au contraire poids mort, partie médiocre. Les portraits de Saint Simon écrits par lui sans qu'il s'admire sans doute, sont admirables, les traits qu'il cite comme charmants de gens d'esprit qu'il a connus, sont restés médiocres ou devenus incompréhensibles. Il eût dédaigné d'inventer ce qu'il rapporte comme si fin ou si coloré de Mme Cornuel ou de Louis XIV, fait qui du reste est à noter chez bien d'autres et comporte diverses interprétations dont il suffit en ce moment de retenir celle-ci: c'est que dans l'état d'esprit où l'on " observe " on est très au-dessous du niveau où l'on se trouve quand on crée.

Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Folio, P. 335
...et puis un second plus folklorique (enfin...) sur Albertine.

Je suis persuadé que c'est Albertine que je retrouve, la même que celle qui s'arrêtait souvent, au milieu de ses amies, dans sa promenade dépassant l'horizon de la mer; mais toutes ces images restent séparées de cette autre parce que je ne peux pas lui conférer rétrospectivement une identité qu'elle n'avait pas pour moi au moment où elle a frappé mes yeux; quoique puisse m'assurer le calcul des probabilités, cette jeune fille aux grosses joues qui me regarda si hardiment au coin de la petite rue et de la plage et par qui je crois que j'aurais pu être aimé, au sens strict du mot revoir, je ne l'ai jamais revue.

A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Ibid., P. 409-410