Comme un amnésique retrouve son nom

Publié le 02 décembre 2007 par Menear
De tome en tome en tome, la Recherche se poursuit. Et aujourd'hui un passage qui brièvement revient sur l'un des évènements marquants de Guermantes, à savoir la mort de la grand mère. Ces instants là sont peut-être les plus riches, ces instants où en quelques pages le narrateur comprend à retardement des faits et des signes vieux pourtant de quelques mois ou années, des centaines de pages plus tard, ce qui oblige ces perpétuels mouvements de retour en arrière et de regards vers le passé ; en réalité il n'y a pas de tomes mais véritablement un seul et même texte monté sur des galeries entrecroisées de regards qui se manquent.

Je remontais directement à ma chambre. Mes pensées étaient habituellement attachées aux derniers jours de la maladie de ma grand mère, à ces souffrances que je revivais, en les accroissant de cet élément, plus difficile encore à supporter que la souffrance même des autres et auxquelles il est ajouté par notre cruelle pitié; quand nous croyons seulement recréer les douleurs d'un être cher, notre pitié les exagère; mais peut-être est-ce elle qui est dans le vrai, plus que la conscience qu'ont de ces douleurs ceux qui les souffrent, et auxquels est cachée cette tristesse de leur vie, que la pitié elle, voit, dont elle se désespère. Toutefois ma pitié eût dans un élan nouveau dépassé les souffrances de ma grand mère si j'avais su alors ce que j'ignorai longtemps, que, la veille de sa mort, dans un moment de conscience et s'assurant que je n'étais pas là, elle avait pris la main de maman et après y avoir collé ses lèvres fiévreuses, lui avait dit: "Adieu, ma fille, adieu pour toujours". Et c'est peut-être aussi ce souvenir-là que ma mère n'a plus jamais cessé de regarder si fixement. Puis les doux souvenirs me revenaient. Elle était ma grand mère et j'étais son petit-fils. Les expressions de son visage semblaient écrites dans une langue qui n'était que pour moi; elle était tout dans ma vie, les autres n'existaient que relativement à elle, au jugement qu'elle me donnerait sur eux; mais non, nos rapports ont été trop fugitifs pour n'avoir pas été accidentels. Elle ne me connaît plus, je ne la reverrai jamais. Nous n'avions pas été créés uniquement l'un pour l'autre, c'était une étrangère. Cette étrangère j'étais en train d'en regarder la photographie par Saint-Loup. Maman qui avait rencontré Albertine, avait insisté pour que je la visse à cause des choses gentilles qu'elle lui avait dites sur grand mère et sur moi. Je lui avais donc donné rendez-vous. Je prévins le directeur pour qu'il la fît attendre au salon. Il me dit qu'il la connaissait depuis bien longtemps, elle et ses amies, bien avant qu'elles eussent atteint "l'âge de la pureté", mais qu'il leur en voulait de choses qu'elles avaient dites de l'hôtel. Il faut qu'elles ne soient pas bien "illustrées" pour causer ainsi. A moins qu'on ne les ait calomniées. Je compris aisément que pureté était dit pour "puberté". En attendant l'heure d'aller retrouver Albertine, je tenais mes yeux fixés, comme sur un dessin qu'on finit par ne plus voir à force de l'avoir regardé, sur la photographie que Saint-Loup avait faite, quand tout d'un coup, je pensai de nouveau: "C'est grand mère, je suis son petit-fils" comme un amnésique retrouve son nom, comme un malade change de personnalité. Françoise entra me dire qu'Albertine était là et voyant la photographie: "Pauvre Madame, c'est bien elle, jusqu'à son bouton de beauté sur la joue; ce jour que le marquis l'a photographiée, elle avait été bien malade, elle s'était deux fois trouvée mal. Surtout, Françoise qu'elle m'avait dit, il ne faut pas que mon petit-fils le sache". Et elle le cachait bien, elle était toujours gaie en société. Seule par exemple je trouvais qu'elle avait l'air par moments d'avoir l'esprit un peu monotone. Mais ça passait vite. Et puis elle me dit comme ça: "Si jamais il m'arrivait quelque chose, il faudrait qu'il ait un portrait de moi. Je n'en ai jamais fait faire un seul". Alors elle m'envoya dire à M. le marquis, en lui recommandant de ne pas raconter à Monsieur que c'était elle qui l'avait demandé, s'il ne pourrait pas lui tirer sa photographie. Mais quand je suis revenue lui dire que oui, elle ne voulait plus parce qu'elle se trouvait trop mauvaise figure. C'est pire encore qu'elle me dit, que pas de photographie du tout. Mais comme elle n'était pas bête, elle finit par s'arranger si bien en mettant un grand chapeau rabattu, qu'il n'y paraissait plus quand elle n'était pas au grand jour. Elle en était bien contente de sa photographie, parce qu'en ce moment-là elle ne croyait pas qu'elle reviendrait de Balbec. J'avais beau lui dire: "Madame, il ne faut pas causer comme ça, j'aime pas entendre Madame causer comme ça", c'était dans son idée. Et dame il y avait plusieurs jours qu'elle ne pouvait pas manger. C'est pour cela qu'elle poussait Monsieur à aller dîner très loin avec M. le marquis. Alors au lieu d'aller à table elle faisait semblant de lire et dès que la voiture du marquis était partie, elle montait se coucher. Des jours elle voulait prévenir Madame d'arriver pour la voir encore. Et puis elle avait peur de la surprendre, comme elle ne lui avait rien dit. "Il vaut mieux qu'elle reste avec son mari, voyez-vous Françoise". Françoise me regardant, me demanda tout à coup si je me "sentais indisposé". Je lui dis que non; et elle: "Et puis vous me ficelez là à causer avec vous. Votre visite est peut-être déjà arrivée. Il faut que je descende. Ce n'est pas une personne pour ici. Et avec une allant vite comme elle, elle pourrait être repartie. Elle n'aime pas attendre. Ah! maintenant, Mademoiselle Albertine, c'est quelqu'un". "Vous vous trompez, Françoise, elle est assez bien, trop bien pour ici. Mais allez la prévenir que je ne pourrai pas la voir aujourd'hui".

Proust, Sodome et Gomorrhe, Folio, P. 172-173