Tom Spanbauer, L'homme qui tomba amoureux de la lune

Publié le 14 janvier 2008 par Menear
Faraway Places, premier roman portant en lui les germes des romans suivants, est publié en 1988. Spanbauer écrit ensuite son plus grand succès, L'homme qui tomba amoureux de la lune (The Man Who Fell in Love with the Moon) qui sort trois ans plus tard. Le temps d'un roman, Spanbauer laisse de côté ses propres démons autobiographiques (récurrents dans ses trois autres livres) pour se consacrer à une fable Far-West aux frontières entre le récit initiatique et l'épopée moderne. Un très bon roman américain, malgré quelques faiblesses un peu naïves. Le genre de roman qui vous fait littéralement tomber dans un auteur et vous pousse à ne pas en sortir, à continuer à l'explorer, à le découvrir, lui, ses livres, sa langue.
Le narrateur de L'homme qui tomba amoureux de la lune n'a pas de nom. Ou alors il en a plusieurs. Difficile de trancher. Communément, on l'appelle Cabane (ou Shed pour la version originale). Cabane : sa mère et morte, le meurtrier de celle-ci l'a violé et, comme son nom l'indique, il vit « dans la cabane », à côté de l'hôtel d'Ida Richilieu, c'est à dire qu'il se prostitue et qu'il travaille pour le plus grand (et l'unique) bordel d'Excellent, Idaho, dont Ida, en plus d'être la tenancière, est également le maire. A moitié indien (Bannock ou Shoshone) et à moitié blanc, Cabane est considéré comme un Berdache : ces indiens aux dons médicaux qui couchent aussi bien avec des hommes qu'avec des femmes. Et l'histoire de L'homme qui tomba amoureux de la lune, c'est un peau l'histoire de Cabane : sa quête d'identité, ses découvertes, ses voyages, ses retours, son univers, ces personnages qu'il aime et qui l'entourent, parmi lesquels Ida Richilieu, sa seconde mère, Alma Hatch, la pute blonde qui parle aux animaux et les animaux lui répondent, Dellwood Barker, le cowboy amoureux de la lune ou encore Foutu Dave et son Foutu Chien (Damn Dave and his Damn Dog), qui font tous partie du folklore local d'Excellent.
Le récit est fouillis, au début : on n'est pas vraiment sûr de tout comprendre lors des premiers chapitres. La narration bondit d'évènement en événement, de souvenir en souvenir. La chronologie est mise à mal. Les grandes révélations précèdent leurs explications. On retrouve cette habitude toute américaine (on voit souvent ça chez Paul Auster, également) qui consiste à poser un narrateur qui sait tout énoncer de grandes vérités, comme une introduction formelle à son histoire, bien avant d'en préciser leurs contenus.
Mais au fil des pages, l'intrigue s'affine, le découpage se dévoile, on comprend. On comprend que le récit de Cabane doit d'abord passer par un bref résumé de son enfance, souvent anarchique et maladroit, rarement « dans l'ordre » (procédé que l'on retrouvera dans Now is the Hour, comme procédé structurant), pour mieux pouvoir poser les bases de ce qui en découlera tout naturellement. Et dans la structure du livre se révèle deux grands mouvements : la partie initiatique, le voyage (intérieur et dans le monde) de Cabane et la partie décrescendo, ensuite. C'est un peu la grandeur et décadence des putes et déviants à l'aube du monde moderne dont il s'agit dans L'homme qui tomba amoureux de la lune.

Le roman n'est pas parfait, on retrouve quelques faiblesses : des longueurs qui parfois surgissent dans les détours de l'intrigue et cette facilité un peu naïve d'axer les principaux tournants du récit sur le sexe puisque tout est démonstration de la sexualité des principaux protagonistes. Alors certes, il s'agit avant tout d'une fable sur l'altérité et la marginalité (les délaissés de l'Amérique au début du siècle : indiens, noirs, homos, prostitués, etc.) mais on a parfois l'impression que Spanbauer cède à la tentation de verser dans le roman gay (friendly) un peu trop facilement.
Mais peu importe, car l'intérêt de L'homme qui tomba amoureux de la lune semble se situer ailleurs : il s'agit de constater la naissance d'une écriture. Encore hésitante dans Faraway Places, la plume du mentor de Chuck Palahniuk s'affine et s'apaise sous les contours oraux de Cabane. La construction des personnages se veut plus tranchée, et c'est là le grand talent de Spanbauer : proposer en si peu de mots des personnages non seulement crédibles mais percutants, vivants ; évidents. Pour la première fois il réussit à utiliser cette écriture du slogan que je mentionnais déjà lors d'autres occasions, c'est à dire condenser l'essence de ses personnages dans quelques formules concises et affûtées tel que le « Oh l'humanité » d'Ida Richilieu qu'elle répète à tout bout de champ. Et les divagations métaphysiques de Dellwood Barker. Et les mots nouveaux épelés pour que le narrateur les assimile plus facilement. Et l'oralisation parfaite du discours que propose le narrateur : l'impression d'écouter un conte qui se déverse contre nos tempes. Certains de ces passages sont tout simplement géniaux.
D'autres obsessions de Spanbauer sont également présentes dans L'homme qui tomba amoureux de la lune. C'est le cas de l'enchevêtrement de deux époques différentes, par exemple. Car si l'intrigue présente bien une Amérique à peine sorti du Far West, poussiéreuse à souhait, et si le monde extérieur n'est pas mentionné, pas plus que le progrès technique propre à cette époque d'ailleurs, ce sont bien deux mentalités différentes qui s'affrontent dans le roman (qui s'affrontent littéralement). Et encore une fois, c'est la morale sexuelle qui tient le rôle d'arbitre avec, d'un côté, les libéraux-du-cul que sont la bande à Ida et Cabane et de l'autre, les très-conservateurs Mormons de l'Eglise de Jésus-Christ des saints des derniers jours. La fable bascule alors dans le discours tolérant et tout-ça-tout-ça, mais sans jamais renoncer à l'humour qui caractérise le discours de Cabane. En témoigne ce passage précieux où les deux camps d'Excellent s'échangent des politesses par affiches interposées, et voir comment ces problématiques là sont travestis par l'extravagance du personnage d'Ida.

This is what the poster tacked to the front door of Ida's Place said : There are those among us who are evil and purnishus.
That sentence was written in big fancy curly letters. The next sentence was written in bigger black letters : Citizens of Excellent, Idago, Beware ! Prostitutes and False Men Walk Our Streets.
In the middle of the page was a picture of a hand pointing at this : Fornicators ! Evil Doers ! Devil ! The Anti-Christ !
Then in smaller letters :
We, the law-abiding citizens of Excellent, Idaho, are gravely concerned about the evil prostitutes, alcoholics, and drug addicts here in our fair city and their shameless flaunting of sins too forbidden to mention here.
A meeting will be held this next Sunday at 3:00 in the afternoon at the First Ward Chapel at the south end of Pine Street. All are invited to attend.

I counted ten of these posters around town. Tore them all down and hung them up in a row on the porch of Ida's Place.
Ida made up her own posters : Ten-dollar reward for the man, woman or child who first comes up with the correct spelling of Pernishus.
When I started to spell pernicious for Ida, she said, 'That goes for everybody except you, Shed, and if you can't spell it, I don't want to know about it'.
In Ida's Place, and all over town, folks tried their damnedest to spell that word. Heard so many ways to spell pernicious that I'd have to go back and spell it to myself now and then just to make sure I had it right.
The contest went on for weeks, and for weeks pernicious was all you heard.
Even Gracie Hammer and Ellen Finton got in on it, and they couldn't read, let alone spell.
When somebody asked Alma Hatch how you spelled pernicious, she was so tired of that word by then, she spelled it : 'E..A..T..S..H..I..T.'
One day, at the post office, when I was picking up Ida's mail, out of the blue, Fern Hurdlika said, 'P..R..E..N..I..T..I..O..U..S.'
'Nope', I said.

Tom Spanbauer, The Man Who Fell in Love with the Moon, Harper Perennial, P. 192-193.
>> Lire le passage, traduit par Robert Louit (10/18).
L'homme qui tomba amoureux de la lune, somme toute : une histoire sur un dingue raconté par un autre dingue, ça devrait toujours faire réfléchir. Un très bon roman, une très bonne lecture ; on se laisse submerger par les personnages. Dommage que la traduction française, à mon sens, manque le coche et n'arrive pas réellement à relever certains enjeux cruciaux de la narration (le choix des temps, l'oralité qui passe parfois à la trappe). Peu de choses à reprocher au texte original en revanche. C'est l'histoire d'un homme qui tomba amoureux de l'homme qui tomba amoureux de la lune. Et qui le dit.
Pour ceux qui veulent voir au-delà :
- L'incipit cité en bilingue sur le blog, la semaine dernière.
- La chronique de Matoo.
- L'entretien réalisé par In Cold Blod.
- Le site de l'auteur.
[Article également disponible sur Culturopoing]