C'était quelqu'un qui fouillait les armoires

Publié le 23 janvier 2008 par Menear
Duras pour une fois sans parler d'inceste (private joke ?), sans parler de relents de virginité rancie, simplement l'un de ces passages que l'on retrouve dans plusieurs de ces livres, en l'occurrence sur son frère aîné ; la désarticulation des phrases, le rythme saccadé, les oxymores de la fin, mais la désarticulation des phrases, surtout.

Que je vous dise aussi ce que c'était, comment c'était. Voilà : il vole les boys pour aller fumer l'opium. Il vole notre mère. Il fouille les armoires. Il vole. Il joue. Mon père avait acheté une maison dans l'Entre-deux-Mers avant de mourir. C'était notre seul bien. Il joue. Ma mère la vend pour payer les dettes. Ce n'est pas assez, ce n'est jamais assez. Jeune il essaie de me vendre à des clients de la Coupole. C'est pour lui que ma mère veut vivre encore, pour qu'il mange encore, qu'il dorme au chaud, qu'il entende encore appeler son nom. Et la propriété qu'elle lui a achetée près d'Amboise, dix ans d'économies. En une nuit hypothéquée. Elle paye les intérêts. Et tout le produit de la coupe des bois que je vous ai dit. En une nuit. Il a volé ma mère mourante. C'était quelqu'un qui fouillait les armoires, qui avait du flair, qui savait bien chercher, découvrir les bonnes piles de draps, les cachettes. Il a volé les alliances, ces choses-là, beaucoup, les bijoux, la nourriture. Il a volé Dô, les boys, mon petit frère. Moi, beaucoup. Il l'aurait vendue, elle, sa mère. Quand elle meurt il fait venir le notaire tout de suite, dans l'émotion de la mort. Il sait profiter de l'émotion de la mort. Le notaire dit que le testament n'est pas valable. Qu'elle a trop avantagé son fils aîné à mes dépens. La différence est énorme, risible. Il faut qu'en toute connaissance de cause je l'accepte ou je le refuse. Je certifie que je l'accepte : je signe. Je l'ai accepté. Mon frère, les yeux baissés, merci. Dans l'émotion de la mort de notre mère. Il est sincère. A la libération de Paris, poursuivi sans doute pour faits de collaboration dans le Midi, il ne sait plus où aller. Il vient chez moi. Je n'ai jamais très bien su, il fuit un danger. Peut-être a-t-il donné des gens, des juifs, tout est possible. Il est très doux, affectueux comme toujours après ses assassinats ou lorsqu'il lui faut vos services. Mon mari est déporté. Il compatit. Il reste trois jours. J'ai oublié, quand je sors je ne ferme rien. Il fouille. Je garde pour le retour de mon mari le sucre et le riz de mes tickets. Il fouille et prend. Il fouille encore une petite armoire dans ma chambre. Il trouve. Il prend la totalité de mes économies, cinquante mille francs. Il ne laisse pas un seul billet. Il quitte l'appartement avec les vols. Quand je le reverrai je ne lui en parlerai pas, la honte est si grande pour lui, je ne le pourrai pas. Après le faux testament, le faux château Louix XIV est vendu pour une bouchée de pain. La vente a été truquée, comme le testament.
Après la mort de ma mère il est seul. Il n'a pas d'amis, il n'a jamais eu d'amis, il a eu quelquefois des femmes qu'il faisait « travailler » à Montparnasse, quelquefois des femmes qu'il ne faisait pas travailler, au début tout au moins, quelquefois des hommes mais qui, eux, le payaient. Il vivait dans une grande solitude. Celle-ci s'est accrue avec la vieillesse. C'était seulement un voyou, ses causes étaient minces. Il a fait peur autour de lui, pas au-delà. Avec nous il a perdu son véritable empire. Ce n'était pas un gangster, c'était un voyou de famille, un fouilleur d'armoires, un assassin sans armes. Il ne se compromettait pas. Les voyous vivent ainsi qu'il vivait, sans solidarité, sans grandeur, dans la peur. Il avait peur. Après la mort de ma mère il mène une existence étrange. A Tours. Il ne connaît que les garçons de café pour les « tuyaux » des courses et la clientèle vineuse des pockers d'arrière-salle. Il commence à leur ressembler, il boit beaucoup, il attrape les yeux injectés, la bouche torve. A Tours, il n'a plus rien. Les deux propriétés liquidées, plus rien. Pendant un an il habite un .garde-meuble loué par ma mère. Il dort pendant un an dans un fauteuil. On veut bien le laisser entrer. Rester là un an. Et puis il est mis dehors.
Pendant un an il a dû espérer racheter sa propriété hypothéquée. Il a joué un à un les meubles de ma mère au garde-meuble, les bouddhas de bronze, les cuivres et puis les lits, et puis les armoires et puis les draps. Et puis un jour il n'a plus rien eu, ça leur arrive, un jour il a le costume qu'il a sur le dos, plus rien d'autre, plus un drap, plus un couvert. Il est seul. En un an personne ne lui a ouvert sa porte. Il écrit à un cousin de Paris. Il aura une chambre de service à Malesherbes. Et à plus de cinquante ans il aura son premier emploi, le premier salaire de sa vie, il est planton dans une Compagnie d'assurances maritimes. Ça a duré, je crois, quinze ans. Il est allé à l'hôpital. Il n'y est pas mort. Il est mort dans sa chambre.
(...)
Nous nous sommes revus une fois, il m'a parlé du petit frère mort. Il a dit : quelle horreur cette mort, c'est abominable, notre petit frère, notre petit Paulo. Reste cette image de notre parenté: c'est un repas à Sadec. Nous mangeons tous les trois à la table de la salle à manger. Ils ont dix-sept, dix-huit ans. Ma mère n'est pas avec nous. Il nous regarde manger, le petit frère et moi, et puis il pose sa fourchette, il ne regarde plus que mon petit frère. Très longuement il le regarde et puis il lui dit tout à coup, très calmement, quelque chose de terrible. La phrase est sur la nourriture. Il lui dit qu'il doit faire attention, qu'il ne doit pas manger autant. Le petit frère ne répond rien. Il continue. Il rappelle que les gros morceaux de viande c'est pour lui, qu'il ne doit pas l'oublier. Sans ça, dit-il. Je demande : pourquoi pour toi ? Il dit : parce que c'est comme ça. Je dis : je voudrais que tu meures. Je ne peux plus manger. Le petit frère non plus. Il attend que le petit frère ose dire un mot, un seul mot, ses poings fermés sont déjà prêts au-dessus de la table pour lui broyer la figure. Le petit frère ne dit rien. Il est très pâle. Entre ses cils le début des pleurs.
Quand il meurt c'est un jour morne. Je crois, de printemps, d'avril. On me téléphone. Rien, on ne dit rien d'autre, il a été trouvé mort, par terre, dans sa chambre. La mort était en avance sur la fin de son histoire. De son vivant c'était déjà fait, c'était trop tard pour qu'il meure, c'était fait depuis la mort du petit frère. Les mots subjugants : tout est consommé.
Elle a demandé que celui-là soit enterré avec elle. Je ne sais plus à quel endroit, dans quel cimetière, je sais que c'est dans la Loire. Ils sont tous les deux dans la tombe. Eux deux seulement. C'est juste. L'image est d'une intolérable splendeur.

Marguerite Duras, L'amant, France Loisirs, P. 73-77.