Et, très vite, la nuit tombe. Dans le tramway bondé qui va vers Poulailler Quatre, la lumière est encore plus réduite qu'à l'extérieur. Les corps se tassent l'un contre l'autre sans se voir, ou alors ils se devinent à peine. Les cheveux sentent le plumage malade, les vêtement empestent la vase. Toutes les chaussures exhalent des odeurs de chaussures mouillées, en particulier celles de Mevlido qui se tient debout à un mètre de moi. Nous vivons dans un réel de la puanteur, les heures d'après la pluie nous le rappellent toujours avec une insistance cruelle.
Antoine Volodine, Songes de Mevlido, Seuil, P. 125-126.
Et cela aussi, ce réel pestilentiel, comme la victoire finale de la barbarie, il faut le subir sans se plaindre.
Nous croisons la rue du Martyr Hog, puis Dahaliane Street. Bientôt nous commencerons à longer l'enceinte de Poulailler Quatre. Bientôt débutera Macadam Boulevard. Tout est très sombre. Les lampadaires n'ont pas été activés encore. On entend le chuintement de l'eau sous les roues. Par moments la rame traverse des flaques qui ressemblent à des étangs noirs. L'ombre des maisons en ruine se dresse des deux côtés de la route, mais sur notre droite elle forme une frontière crénelée, un dernier rideau d'éboulis avant le monde du ghetto. Les regards fatigués suivent cela, les brèches et les opacités de ce rempart, et soudain quelqu'un distingue là-dessus un fantôme furtif.
- Eh ! Regardez, là-bas ! crie une voix excitée. Une enfant-soldat !
Les passagers se déhanchent et se collent aux vitres. Personne n'aperçoit quoi que ce soit. Celui qui avait poussé une exclamation avoue qu'il s'est peut-être trompé. Il est penaud, il transpire dans l'obscurité, il bafouille.
- Maintenant je ne suis plus très sûr, bafouille-t-il.
Pour ma part, je continue à observer Mevlido sans me laisser distraire. Je ne me donne pas le mal de scruter vainement la nuit. Même si un enfant-soldat a été surpris en train de se faufiler à l'intérieur d'une maison écroulée – ce qui serait étonnant –, l'apparition n'a pas dû se prolonger au-delà d'une demi-seconde. Les enfants-soldats s'appliquent à ne pas révéler les endroits où ils se cachent. Certains parfois réussissent à se camoufler sous une identité d'emprunt, et ils mènent parmi nous une existence d'emprunt jusqu'à ce que quelqu'un les démasque, mais les autres préfèrent vivre et vagabonder loin des regards, en prenant les plus extrêmes précautions pour que nul ne les remarque.
Non, « Poulailler Quatre » ce n'est pas un nouvelle façon de traîner dans la fiente de poulets le véritable nom de Nuggets City : c'est l'un des lieux centraux du dernier roman de Volodine, sorte de ghetto sordide au coeur de l'intrigue. Il s'y bâtie des ambiances poussiéreuses et sales qui habitent le livre et lui confèrent une identité propre. Avec, par exemple, ces traversées (en tramway) dans la nuit et la crasse où par dessus transparaissent parfois les lueurs de la lune.