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Si les bâtards sont des monstres

Publié le 10 mars 2008 par Menear
Dès mes premières pages de lecture, j'ai de suite noté ce passage dans un coin de page de mon cahier bleu (anciennement vert), il m'a sauté aux yeux, il m'a rappelé des passages touchants du film Persépolis également. Je pense à la librairie De l'herbe entre les dalles, au Mans, enfin une bonne librairie au milieu des supermarchés du livre du Mans, c'est là que je suis tombé, par hasard, sur ce livre de Violette Leduc. Je repense aussi à une après-midi d'il y a deux ans maintenant, c'était pendant le blocage, on jouait à Enigma je crois, et Virginie mentionnait le nom de Violette Leduc et c'était la première fois que je l'entendais. Merci-décalé, du coup.
La bâtarde, l'écriture est dense, je progresse lentement, mais un bouquin très impressionnant, ça c'est sûr. Peut-être encore d'autres extraits à venir dans les jours prochains...

Dehors, je chancelais, j'avais peur de tout ; dehors, je m'amusais seule par timidité, le spectacle des autres enfants s'amusant à plusieurs m'écrasait. J'accourais à l'improviste, je me cachais dans la jupe de ma grand-mère, je respirais l'odeur surannée de l'étoffe, je m'enfouissais. Je me sauvais, je cueillais des fleurs, toujours des fleurs bleues, calmes, intenses, poilues, dominantes. Elles sont indispensables aux parterres des jardins publics. Je reprenais ainsi les yeux de ma mère au gardien du square. Ma grand-mère me grondait et elle repiquait les fleurs coupées où je les avais chipées. C'était l'époque du coco. Les enfants léchaient la poudre sur le dessus ou le dessous de leur main ou bien ils buvaient le liquide dans un godet. Je les enviais. Tous aimaient le coco. Je n'aimais pas le coco. Je te donnerai une goutte de pernod, murmurait ma grand-mère. Une goutte. Pas plus. Je me jetais dans ses bras. Si les bâtards sont des monstres, ils sont des gouffres de tendresse. Fidéline sans âge, sans visage et sans corps de femme, ô mon long curé, tu seras toujours ma fiancée. Quelle corbeille de fiançailles quand je me nichais dans ton cou. Ta main la nuit : la belle main de la belle jeune fille qui brodait à sa fenêtre. Mes pieds dans ta chemise de nuit tu refermais tes cuisses : tu me donnais des nids. Tu me disais : « Fais ta prière. » Ma prière, c'était écouter l'imperceptible clapotis de tes lèvres qui priaient. Le tic tac de l'horloge mollissait, il se soumettait à nos silences d'amour. J'écoutais ta respiration, mon oreille chérissait ton sein irréel.
Je trompais quelquefois ma grand-mère pendant nos promenades. Je m'arrêtais, elle continuait d'avancer. Je renouais mon lacet de chaussure, et, vite, je ramassais une pierre ou un caillou puis je revenais en courant offrir ma main libre à Fidéline. Lorsque la pierre ou le caillou était réchauffé, je le laissais tomber sur du mou : de l'herbe ou du sable. Je respirais, satisfaite d'avoir eu une existence à moi.

Violette Leduc, La bâtarde, L'imaginaire, P.31-32.

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