Alors, sur une autre feuille, je me suis mis à peindre l'oiseau du blason. Je ne me rappelais plus exactement comment il était, et, de près aussi, on n'aurait pu voir grand-chose car le blason était vieux et avait été repeint plusieurs fois. L'oiseau était posé sur quelque chose, peut-être sur une fleur, ou une corbeille ou un nid, ou sur la cime d'un arbre. Je ne m'en souciai pas et commençai par ce que je me rappelais nettement. Mû par un besoin obscur, je me mis à peindre tout de suite avec des couleurs très vives. Sur ma feuille, la tête de l'oiseau était jaune d'or. En me laissant guider par ma fantaisie, je continuai mon travail et, en peu de jours, j'eus terminé.
Mon image représentait un oiseau de proie avec un bec acéré, hardi d'épervier. Il émergeait à mi-corps d'une sphère terrestre, de couleur sombre, semblable à un oeuf géant dont il cherchait à se dégager, et il se détachait sur un fond de ciel bleu. En examinant la feuille, il me sembla qu'elle ressemblait de plus en plus au blason colorié tel qu'il m'était apparu dans mon rêve.
Il m'aurait été impossible d'écrire une lettre à Demian, même si j'avais su où il se trouvait. Mais je décidai, en obéissant au pressentiment obscur qui déterminait alors toutes mes actions, de lui envoyer l'image avec l'épervier, qu'elle lui parvînt ou non. Je n'écrivis rien dessus, pas même mon nom. Je coupai soigneusement les bords, achetai une grande enveloppe sur laquelle j'écrivis l'ancienne adresse de mon ami, puis je l'expédiai.
(...)
L'oiseau de mes rêves que j'avais peint était en route, à la recherche de mon ami. Une réponse me parvint, d'une manière vraiment bizarre.
Dans la salle de classe, je trouvai à ma place, après une récréation, un billet dans mon livre. Il était plié comme nous avions l'habitude de plier les billets qu'au cours d'une leçon nous nous faisions parvenir en cachette. Je m'étonnai seulement de recevoir un billet de cette sorte, car je n'avais ce genre de rapport avec aucun camarade. Je pensai qu'on me demandait par là de participer à quelque farce d'écolier ; or, comme je n'y tenais pas, je remis le billet dans mon livre sans l'avoir lu. Pendant la leçon, il tomba par hasard de nouveau entre mes mains.
Je jouai avec le papier, le dépliai machinalement et y trouvai quelques mots écrits. J'y jetai un regard ; l'un d'eux retint mon attention. Je m'y effrayai et lus, tandis que mon coeur se contractait comme par un grand froid devant la destinée.
« L'oiseau cherche à se dégager de l'oeuf. L'oeuf est le monde. Celui qui veut naître doit détruire un monde. L'oiseau prend son vol vers Dieu. Ce Dieu se nomme Abraxas. »
Hermann Hesse, Demian, Le livre de poche, trad : Denise Riboni, P. 105-109.
Parce que la série Utena y faisait tacitement référence, je m'étais laissé séduire par Demian, un Bildungsroman (roman d'apprentissage) exemplaire de Hermann Hesse. Ce passage en particulier, parce que directement concerné par la référence dont je faisais allusion. Ça, plus : le nom de ce-Dieu-Abraxas qui résonne parfaitement à l'oreille.