De percer la coque du sable

Publié le 16 juillet 2008 par Menear
Éloge des voyages insensés, suite. Ces passages me rappellent immanquablement le début (et la fin) des Récits d'un jeune médecin de Boulgakov : l'arrivée (et le départ) du héros dans la campagne désertique. La déchirure (identique, différente) que ce doit être de débarquer dans la toundra inhospitalière et de devoir ensuite s'en séparer, la rupture avec le monde...
Je me souviens de mon dernier départ de l'Ile : c'était en compagnie de Roubtsev, le responsable de la base d'hélicoptères, qui avait passé trois ans à Bougrino, à la mort d'Anatoli Polouektovitch, et, avant cela, était resté près de vint ans, toujours responsable des liaisons aériennes, avec les géologues de la Pestchanka. J'avais fait un saut chez lui pour acheter mon billet et je l'avais trouvé qui se préparait au départ. Tous les biens terrestres de cet homme d'environ soixante ans, tranquille, maigre, tenaient dans une serviette en cuir à peine remplie. Il est vrai qu'ayant fait un paquet de ses chaussures de feutre abîmées, de ses pantalons usés jusqu'à la corde et de sa vieille veste déteinte, il s'était dirigé de façon démonstrative vers la falaise qui surplombait la mer et les avait balancés « par -dessus bord ». Il quittait Kolgouev pour toujours.
L'hélicoptère était arrivé. Et, par ce même vol, arrivait à Bougrino le petit gars qui venait le remplacer.
Vêtu d'un uniforme d'été bleu, il a sauté à terre et a promené autour de lui un regard, chargé d'étonnement et d'effroi, qui trahit immédiatement le novice. En le voyant, j'ai compris quel regard je devais avoir autrefois. Roubtsev lui avait transmis les consignes puis il est monté dans l'hélicoptère. Les pilotes ont offert à leur vieil ami une place dans la cabine, mais il s'est assis avec les autres passagers. Coiffé de sa casquette violette en mohair tricoté, sa serviette sur les genoux, il ressemblait davantage à un paisible retraité russe qu'à un homme qui avait travaillé si longtemps dans le Grand Nord.
- Où allez-vous maintenant ? Ai-je demandé.
- Je ne sais pas encore, m'a-t-il répondu avec une désarmante insouciance. Voir ma fille sans doute, à Ouhkta...
Le léger tremblement qui accompagnait ce « sans doute » le trahit : il avait été absent trop longtemps et, lui aussi, n'était pas certain d'être reconnu...
Vassili Golovanov, Éloge des voyages insensés, Verdier, trad : Hélène Châtelain, P.408-409.