Magazine Culture

Au contact des poitrines grasses

Publié le 20 août 2008 par Menear
Suite des Rougon-Macquart (sauté La curée pour l'avoir déjà lu deux fois ces dernières années pour la fac). Scène à demi comique qui montre l'impossible union des chairs qui ne sont pas destinées à se croiser et surtout, la distinction ferme de deux types de personnage, ce que Claude Lantier désigne sous le raccourcis Maigres VS Gras : les idéologiques (y compris les idéologiques de la non-idéologie) et les confortables (ceux qui ne visent que leur situation, leur bien-être personnel, confortable, donc). Ici un représentant de chaque type dans une étreinte qui ne peut aboutir.
Florent ne songeait guère à ces belles filles. Il traitait d’ordinaire les femmes en homme qui n’a point de succès auprès d’elles. Puis, il dépensait en rêve trop de sa virilité. Il en vint à éprouver une véritable amitié pour la Normande ; elle avait un bon cœur, quand elle ne se montait pas la tête. Mais jamais il n’alla plus loin. Le soir, sous la lampe, tandis qu’elle approchait sa chaise, comme pour se pencher sur la page d’écriture de Muche, il sentait même son corps puissant et tiède à côté de lui avec un certain malaise. Elle lui semblait colossale, très lourde, presque inquiétante, avec sa gorge de géante ; il reculait ses coudes aigus, ses épaules sèches, pris de la peur vague d’enfoncer dans cette chair. Ses os de maigre avaient une angoisse au contact des poitrines grasses. Il baissait la tête, s’amincissait encore, incommodé par le souffle fort qui montait d’elle. Quand sa camisole s’entrebâillait, il croyait voir sortir, entre deux blancheurs, une fumée de vie, une haleine de santé qui lui passait sur la face, chaude encore, comme relevée d’une pointe de la puanteur des Halles, par les ardentes soirées de juillet. C’était un parfum persistant, attaché à la peau d’une finesse de soie, un suint de marée coulant des seins superbes, des bras royaux, de la taille souple, mettant un arôme rude dans son odeur de femme. Elle avait tenté toutes les huiles aromatiques ; elle se lavait à grande eau ; mais dès que la fraîcheur du bain s’en allait, le sang ramenait jusqu’au bout des membres la fadeur des saumons, la violette musquée des éperlans, les âcretés des harengs et des raies. Alors, le balancement de ses jupes dégageait une buée ; elle marchait au milieu d’une évaporation d’algues vaseuses ; elle était, avec son grand corps de déesse, sa pureté et sa pâleur admirables, comme un beau marbre ancien roulé par la mer et ramené à la côte dans le coup de filet d’un pêcheur de sardines. Florent souffrait ; il ne la désirait point, les sens révoltés par les après-midi de la poissonnerie ; il la trouvait irritante, trop salée, trop amère, d’une beauté trop large et d’un relent trop fort.
Zola, Le ventre de Paris, III.

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Menear 147 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine