La fin de Coup de tête parce qu'elle s'impose à moi comme un pulsion. Toujours empêtré dans ma première partie à relire les mêmes phrases jusqu'à l'oubli et pourtant aucun scrupule à faire un grand écart et à clore le récit avant d'avoir comblé le vide du milieu. Quelque part, après trois ou quatre réécritures successives, et donc par conséquent trois ou quatre versions différentes de trois ou quatre fins différentes, je me dis que ces retours cycliques aux mêmes étapes m'autorisent à anticiper un peu aujourd'hui. Ayant été élevé à la narration vidéoludique de toute façon, je suis habitué à et séduit par l'idée d'instaurer des fins alternatives dans mes fictions. En attendant le reste, celle-ci est concrète, aussi dur que le contact brûlant d'un corps pris par l'asphalte.
Ajay, dis-moi, cette main tendue, elle pour moi ou bien|
Dis-moi, tu utilises des produits pour avoir la peau des mains aussi douce ?
Et est-ce que tout le monde a la peau des mains aussi douce que ça ?
Alors on se regarde l'un l'autre comme si c'était un instant normal. Sauf que l'un d'entre nous dérape sur le bord de la nuque de l'autre et voit se dessiner le ciel cru derrière le crâne. Et à l'envers, l'autre ripe depuis l'angle de la mâchoire de l'un pour s'étaler l'œil contre le vertige du fond. Au-delà : la valse régulière des bagnoles sur l'autoroute. Le plus drôle c'est qu'en fait ni l'un ni l'autre ne sait clairement qui est quoi. Où. Le plus drôle c'est qu'en vrai aucune de ces bagnoles qu'on devine à chaque traversée-carrosserie ne s'arrêtera pour nous éviter. Le plus drôle c'est que pendu en suspension dans l'air chargé de vapeurs pneumatiques, non seulement on ne sent plus un gramme d'été Canicule sur la peau mais en plus on se rend compte que ni l'un ni l'autre ne répond à présent aux lois banales du haut et du bas. Nos deux corps qui sont là à flotter à l'horizontale pendant qu'entre parenthèses le monde d'à côté grésille trop vertical. Et comme le temps tape de travers autour de nous j'en profite pour te regarder, Ajay, te regarder vraiment. Te regarder et te dire, te dire pour la première fois depuis qu'on se connait, c'est à dire depuis maintenant, depuis toujours, te dire pour qu'entre nous deux au moins, même si c'est juste nous deux au cœur du truc ça fait rien, te dire contre ma peau et la tienne ensemble, te dire qu'au fond je|
L'épaule gauche d'abord s'enfonce dans la couche dure d'asphalte sur la voie du milieu. L'épaule luxée compresse les nerfs et les artères à proximité. L'épaule cède et le buste glisse. Rachis qui se brise au niveau de la masse vertébrale. Les nerfs et la moelle sectionnés ensemble pour de bon. Je sais pas le bruit que ça fait. Je le vois pas. Simplement le pare-choc d'une BMW qui déborde de l'écran. Je sens le pneu trop chaud. Je sens mon propre crâne qui fond sans croire. J'arrive pas à lire le chiffre sur la plaque d'immatriculation. Je voudrais savoir d'où elle vient finalement, je voudrais savoir, tu comprends, c'est idiot, je sais, mais|
Le pare-choc disparaît au dessus de moi. L'empreinte que laissent les rainures Continental sur ma gorge est encore chaude et mes yeux refroidissent parce que la jugulaire fuit vers l'intérieur. J'aimerais pouvoir regarder vers toi une dernière fois Ajay mais là-haut le ciel c'est pas le ciel, c'est juste le revers noir de la BM maintenant. Dessous. J'aimerais pouvoir plisser les yeux pour comprendre à quoi correspondent les reliefs encrassés qui défilent mais les reliefs glissent le long et puis ralentissent et puis s'arrêtent. Derrière, une autre voiture s'est plantée dans le coffre de la première mais je la vois pas, non. Je me dis que c'est marrant Ajay, parce qu'au fond je connais aucun de ces mots que je te souffle même si t'es plus là. J'aimerais fermer les yeux une bonne fois pour toute mais ça répond pas parce que tout est fracturé dedans. J'aimerais te dire que c'était pas prévu, que j'ai pas fait exprès. J'aimerais tendre ma main contre la tienne à nouveau sauf que cette fois ce serait pas trop tard. J'aimerais me souvenir de ton odeur autour et contre ma main, ma main droite, mais je|
Quand je regarde au fond de l'asphalte, y a ces formes que j'arrive pas à identifier vraiment, et je me demande est-ce que c'est toi, est-ce que c'est moi, est-ce que c'est des bouts de carrosserie ou bien|
Et toi Ajay, tu t'es déjà cherché dans le chaos-goudron d'une autoroute au mois d'août, à rassembler les pièces du puzzle, à faire semblant d'être en vie un petit peu, à croire que ton corps existe ? Réponds Ajay. Juste : pour une fois dans ta vie réponds-moi.
Écrire la fin avant le reste et (se) plonger dans la mort des personnages au fond ça revient au même que de reprendre jusqu'à la nausée les mêmes phrases et les mêmes passages encore. Depuis juillet dernier et le point final fictif apporté à la quatrième mouture de cette première partie, je n'ai relu qu'une vingtaine de pages. Pas que je ne fasse rien. Je relis et réécris tous les jours les mêmes pages par paquet de deux à cinq. Et quand je sature, j'enjambe le reste jusqu'à la fin. Comme aujourd'hui. Réécrire le début, anticiper la fin, cela revient au même, cela répond au même besoin, à la même pulsion. Fuir le reste. Ne pas s'y confronter. Le laisser là où il est, dans un flou incertain de futur proche gardé à distance raisonnable. Les mêmes peurs qu'au moment d'aborder le troisième jet il y a presque un an. Celui de se confronter au texte et de passer à travers. Celui de rater. De ne pas être à la hauteur de ce qui vit en moi et échoue immanquablement sur le papier (écran).
Alors en attendant je reste sur ce qui existe déjà. J'anticipe ce qui n'existe pas encore. Mais le reste, le cœur du truc, continue de flotter dans mon futur faux. La deuxième partie est la plus dure, c'est la plus aride, elle se déroule sous terre exclusivement et je la manque à chaque fois que je m'y risque. La troisième partie est celle des grands espaces mais je gère mal la nuance des extrêmes. Alors je reste là où je me débats le mieux, dans les rues stéphanoises, où la courbe des sols mène vers des itinéraires que je connais par cœur à présent. Je reste au cœur de ces mots là, quitte à prendre le risque qu'ils se nécrosent, terrorisé à l'idée de franchir un palier que mon narrateur, lui, dépasse sans y penser, sans le savoir, sa main, sa main droite, engluée dans les coutures de, etc.