L’Ensemble la Fenice a fêté cette année ses vingt ans. J'ai rencontré son Directeur musical, Jean Tubery, Nous avons évoqué son approche du répertoire de la musique ancienne ainsi que ses projets.
Comment pourriez-vous résumer votre contribution à l'interprétation de la musique ancienne, notamment le répertoire italien à la jonction du XVIème et du XVIIème siècle ?
Cet aspect de l’ornementation ouvre une grande plage de liberté à l'interprète, d’ailleurs quasi-infinie. A ce titre, c’est assez intéressant de lire les témoignages de l’époque comme ceux d’un Marin Mersenne qui, quand il parle de la pratique ornementale, nous dit que la fantaisie de l’homme est à ce point illimitée que l’on peut sans cesse y rajouter. C’est-à-dire que l’on peut toujours ajouter quelque chose a ce qui a déjà été fait en matière d’ornementation improvisée. C’est une belle citation qui m’a beaucoup inspiré et que l’on retrouve chez certains musiciens théoriciens des XVIème et XVIIème siècles, ce que l’on pourrait appeler les années 1600 qui constituent l’âge d’or de la pratique ornementale, ou de ce que l’on pourrait appeler l’improvisation ornée. L’autre aspect de notre contribution est le souci de faire de la voix le modèle absolu, puisque le cornet à bouquin était un instrument prisé pour être capable d’imiter la voix humaine, tant au niveau du timbre et de l’aisance de l’émission, que des capacités dynamiques. Imiter la voix humaine, cela veut dire imiter les affects, notamment ceux que porte le texte mais aussi ceux exprimés par la musique, avec la nouvelle voie que les musiciens de la Seconda Pratica ont initiée et dont Monterverdi est le compositeur le plus emblématique. Cet aspect rhétorique, plus discursif du rôle donné à la voix influence très fortement la pratique de la musique instrumentale. Il m’a paru important également de remettre tout cela au goût du jour.
Nous espérons ainsi avoir jusqu’ici contribué à faire écouter ce répertoire de façon différente. Au cours de ces vingt dernières années, j’ai pu également rencontrer de jeunes musiciens auprès desquels j’ai aussi moi-même appris car ils avaient encore une autre expérience. Ils ont aussi contribué à enrichir mon propre langage musical. Ce qui est fascinant, en particulier dans cette musique très "ouverte", est que l’on peut toujours ajouter à ce qui a été fait; je suis convaincu que mon interprétation de certaines oeuvres sera, sinon méconnaissable, en tout cas très différente dans une vingtaine d’années.
Finalement l’univers du possible est très large sur ce répertoire
J.T. : Exactement. Il y a, contrairement à ce que l’on pourrait croire, beaucoup de subjectivité dans cette musique même s’il y a une objectivité indéniable dans l’écriture. Quand je pense aux chefs d’oeuvre comme les Vêpres de Monteverdi ou même l’Orfeo, il y a bien-sûr l’évidence de l’écriture de Monteverdi mais, malgré tout, il y a toujours la place pour une certaine subjectivité dans la mesure où il demeure essentiel que cette musique reprenne corps, retrouve chair. Il me semble alors important qu’elle soit vécue au plus profond du musicien qui l’interprète, qu’il soit chanteur ou instrumentiste. C’est en cela que tant de versions sont différentes et que l’on trouve toujours son compte avec telle ou telle version qui apporte toujours un éclairage différent.
J’ai eu pour ma part la chance de donner ces grandes oeuvres, que ce soient les Vêpres de Monteverdi ou l’Orfeo avec grand nombre de chefs différents au cours de vingt dernières années. J’ai pu également travailler comme musicien d’orchestre avec les plus grands chefs spécialistes du Seicento dans les années 90, qui m’ont chacun appris, d’une manière ou d’une autre, tel ou tel aspect, tel ou tel éclairage ou considération de l’oeuvre que je ne subodorais pas à l’époque en tant que jeune musicien.
J’ai taché par la suite de faire une synthèse de cette expérience et je suis à présent heureux, en tant que professeur qui enseigne maintenant depuis vingt ans au Conservatoire de Paris, de partager cette expérience avec de jeunes musiciens très talentueux. Ils pourront sans doute aller encore plus loin dans l'exploration de ce répertoire, riches de l'expérience de leurs ainés, dont je fais partie à présent.
Ce qui veut dire qu’ils peuvent acquérir assez rapidement une réelle maturité musicale
J.T. : oui, en tout cas une évidence de jeu, sachant qu’il est tout à fait normal qu’ils aillent encore au delà de ce qu’ont fait leurs prédécesseurs, avec leur propre personnalité. Tout cela me semble dans l’ordre des choses et permet de faire évoluer de façon continue la compréhension du langage musical.
Sachant qu’il y avait très peu d'indications sur les partitions de cette époque, tout l’enjeu est de maintenir au fil des années une certaine cohérence rhétorique et esthétique
J.T. : il y a toute cette ambivalence entre tout l’aspect objectif de la partition, avec les rythmes, l’écriture mélodique, et toute l’épaisseur humaine que l’on veut donner à cette musique, toutes les marges de liberté que l’on peut prendre, que ce soit sur le tempo par exemple ou le volume avec lequel on va donner cette musique, selon que l’on joue sur son caractère intime ou au contraire son caractère extraverti.
C’est justement cette subjectivité qui a conduit Monteverdi à écrire une musique qui n’avait rien à voir avec celle de ses prédécesseurs, alors qu’elle était pourtant composée pour un même texte, une même poésie.
Cette vision subjective que traduit la composition va forcément avoir un impact sur la lecture qu’aura l’interprète. Ce dernier reste le dernier vecteur, mais comme il n’est pas quantité négligeable, c’est ce qui fait que cette musique reste vivante et le demeurera certainement longtemps. Nous ne sommes pas seulement des restaurateurs de musées, nous sommes aussi quelque part des re-créateurs. C’est un peu comme un traducteur : on dit souvent qu’un bon traducteur est comme un deuxième auteur du roman. Je m’assimile un tout petit peu à ce rôle. Retraduire, cela veut surtout dire faire revivre différemment.
Ce qui est également intéressant dans votre travail, et c’était tout à fait notable dans votre dernier enregistrement consacré à Driedrich Buxtehude, c’est le travail sur la caractère concertant développé par les musiciens italiens, y compris dans le répertoire sacré, et repris, exploré par les musiciens luthériens allemands. Pourriez-vous développer particulièrement ce point ?
J.T. : C’est vrai que ce dialogue entre voix et instruments est une chose à laquelle je suis très attaché,
et c’est un peu la signature de l’ensemble La Fenice. C’est une connivence qui ne s’arrête pas à l’état formel des choses car elle suppose aussi une certaine fusion au niveau humain, une réelle estime et
admiration réciproques entre instrumentistes et chanteurs. Je fais en sorte de travailler avec des instrumentistes qui restent soucieux du respect de la voix et, inversement, avec des chanteurs attentifs également à considérer les caractéristiques du travail des instrumentistes. C’est un peu comme un miroir à deux faces où l’on peut s’inspirer l’un et l’autre.
Ce n’est pas donc dans le sens d’une opposition où d’une joute entre voix et instruments qui redoublent l’un et l’autre de virtuosité ?
J.T. : je pense qu’il y a en fait les deux aspects, la meilleure façon de qualifier cela étant de parler en fait de conversation, de dialogue. Comme dans tout dialogue, il y a des moments de concertation, des moments d’accord et des moments d’opposition, de dissonance. Ce jeu avec la voix me semble extrêmement enrichissant, au delà de l’aspect purement formel comme on l’a connu peut-être avec les Oratorios proposant un soliste en premier plan et un orchestre en second plan. Cette notion est en fait plus tardive. Notre ensemble La Fenice, restant encore concentré sur la musique du XVIIème siècle, s’attache donc plus à des compositions où l’on développe la notion de parenté entre voix et instruments. Chacun a bien entendu son rôle à jouer mais l’instrumentiste n’est pas moins important que la voix. C’est un peu comme l’écrin non moins moins important que la pierre précieuse, capable de la mettre en valeur comme il se doit.
C’est très visible dans la musique sacrée polychorale italienne ou des groupes d'instruments à vent ont un rôle aussi important que des choeurs vocaux et cela le demeure dans des configurations plus réduite comme, par exemple, des concertos sacrés de Schütz ou de Buxtehude
J.T. : c’est vrai que l’on avait déjà développé cet aspect concertant entre voix et instruments dans les premiers enregistrements de l’ensemble La Fenice, en 1991 pour être précis, où nous avions enregistré la musique de Maurizio Cazzati. C’était le premier enregistrement dédié à ce compositeur bolognais de la deuxième moitié du XVIIème siècle. Ses compositions révèlent un rapport très fort entre voix et instruments. Nous avons eu la chance de donner ses antiennes, ses motets concertants avec soprano, alto, ténor et avec d’excellents solistes tels Maria Cristina Kiehr, Dominique Visse et son ensemble Clément Janequin. Puis nous avons entamé notre série l’Héritage de Monteverdi avec le label Ricercar en sept volumes, auprès des jeunes et talentueux solistes d'il y a quinze ans de celà, qui dont devenus des références depuis. On a d’ailleurs intitulé ce groupe les Favoriti de La Fenice : historiquement, ce terme désigne les chanteurs que l’on trouve dans le choeur et qui, de part la beauté de leur voix, sont les favoris pour chanter rn tant que solistes. C’est d’ailleurs une appellation que l’on retrouve également chez Schütz et qui vient de sa jeunesse passée auprès de Giovanni Gabrieli à Venise.
Par ailleurs, ce style «concertato» est très gratifiant pour l’instrumentiste, car ce dialogue avec la voix le pousse à développer une grande coloration instrumentale, notamment dans une configuration de type formation de chambre. Par exemple, nous nous produisons avec un soliste vocal et cinq instruments. Pourquoi cinq parce qu’il y avait une configuration comprenant les deux instruments mélodiques "rois" dans ce répertoire, qu' étaient le violon et le cornet à bouquin, instruments qui se livraient une joute incessante, en Italie et en Allemagne. La basse continue de l'ensemble est formée des trois familles d'instruments : celle des instruments à clavier, (clavecin ou orgue), celle des cordes pincées ( archiluth,théorbe ...) et enfin celle des basses mélodiques ( basson, violoncelle, viole de gambe, trombone ...) La fusion de ces trois familles ou plutôt rôles d'instruments offre une basse continue des plus colorées qui confère une sensation de richesse, de foisonnement sonore sur lesquels les deux protagonistes solistes, violon et cornet à bouquin, vont pouvoir se livrer à leurs joutes oratoires. En miroir de cette trame instrumentale se trouve bien-sûr la voix, qui en est aussi le guide, au niveau du signifié du texte, de la conduite dramatique. Que ce soit dans la musique profane ou dans la musique sacrée, la voix exprime et constitue la trame porteuse du texte et du déroulement narratif.
Après le disque que vous avez enregistré sur Buxtehude, avez-vous l'intention de continuer à explorer l’appropriation du style italien par les musiciens luthériens allemands du XVIIème siècle ?
J.T. : nous venons justement de terminer un enregistrement pour le label Alpha avec Hans Jörg, qui est un des piliers des Favoriti de La Fenice, et avec lequel nous avions déjà donné l'histoire de la nativité de Schütz dans les années 90. Nous avons consacré ce programme d'enregistrement autour des Psaumes de David, en formation concertante pour une voix soliste et instruments, autour des compositeurs du Nord de l’Allemagne tels que Nicolaus Bruhns, Matthias Weckmann ou encore Christoph Bernhardt, ce dernier ayant le plus contribué à faire la jonction entre le style italien et le style luthérien allemand. Bernhardt était également théoricien, et nous explique les différences que l’on percevait déjà à l'époque entre les styles romain, lombard et napolitain notamment. C’est un compositeur qui avait le recul nécessaire pour synthétiser le style italien en le reprenant à son compte, à travers notamment les magnifiques choral-motetten. Ces très beaux chorals aux mélodies écrites sur un style modal, repris dans le style très coloré et très orné des italiens, confèrent à cette musique allemande du XVIIème siècle une touche particulière, dans l'expression d'une ferveur extrêmement poignante. On y trouve une dimension très humaine et sensuelle, à laquelle se conjugue une réelle spiritualité.
Sinon quels sont également vos autres projets discographiques ?
J.T. : l’an passé, nous avons fêté comme il se doit l’Orphée britannique d’Henry Purcell. Nous allons terminer la dernière phase de l’enregistrement, avec nos Favoriti de la Fenice. Nous aurons donc cet album Purcell qui sortira courant 2011. Nous avons tout autre chose en réserve, autour du chemin de Saint-Jacques, ou «Camino de Santiago», enregistré avec Arianna Savall. Le programme nous fait parcourir la France et l’Espagne, et fait entendre ce qu’un pèlerin du XVIIème siècle aurait pu écouter ou chanter au fil des rencontres lors de son pèlerinage. Pour les vingt ans de la Fenice, nous avons donc ces trois enregistrements à sortir en cours d’année prochaine : une fois n'est pas coutume !
Et concernant les concerts ?
J.T. : Il y a notre programme «Concerto Imperiale» que nous donnons cette année en Autriche autour de la musique italienne dans les pays germaniques. Nous avons également repris le programme Dialoghi Venetiani pour la radio allemande. Nous reprenons en outre notre programme Purcell au Festival d’Uzès, ou encore nos Vespro a voce sola avec Carlos Mena, ainsi que le Concert pour Mazarin avec Philippe Jaroussky. Quant à moi, je reste attaché au répertoire cornet à bouquin et orgue et qui reste vraiment le miroir de la monodie vocale. C’est toujours un grand plaisir que de jouer sur les orgues historiques que l’on trouve en France, en Italie et en Allemagne ou dans le Nord de l’Europe et également en Espagne. J’ai joué récemment en accompagnement de très belles orgues par exemple en Castille.
Il y a également les représentations des Vêpres de la Vierge de Monteverdi
J.T. : la représentation de ce chef d’oeuvre de Monteverdi est particulièrement importante pour notre ensemble car tous les styles s’y côtoient. On a le style archaïque de la polyphonie de la Renaissance, le style tel que Marc’Antonio Ingegneri l’avait inculqué à Monteverdi quand il était adolescent mais aussi toutes les caractéristiques de la Seconda Prattica, avec un figuralisme porté à son paroxysme. On y trouve également le style de la monodie naissante, dans toute sa théâtralité. Monteverdi offre par ces Vêpres la démonstration de l’infinie palette d’expression musicale qui fut la sienne, dès la 1ère décennie du seicento. Il reste la figure emblématique du stil moderno, qui me motive encore et toujours dans mon travail au quotidien, et depuis 20 années passées au côté de mes comparses de l'ensemble La Fenice. Les Favoriti et le chœur Arsys Bourgogne seront nos complices vocaux dans cette belle aventure, qui se poursuivra l'an prochain ... et pour une vingtaine d'années de plus, j'espère !