Une fois n’est pas coutume, j’ai envie de vous parler d’un Prix Nobel de Littérature. Bigre !… D’aucuns vont certainement y voir là une bouffée de prétention de ma part. Que nenni ! J’ai juste envie de vous parler de John M. Coetzee parce qu’en moins d’un an, cet écrivain m’a enchantée à deux reprises.
Coetzee est cet écrivain né en 40 au Cap (Afrique du Sud) et élevé dans l’austérité et la sévérité afrikaner de l’époque. Auteur de nombreux romans et essais, il a reçu le prix Nobel de littérature en 2003.
En ce qui me concerne, je l’ai découvert tardivement, sur les conseils d’une amie, avec « Disgrâce » (2001). Ce fut une plongée brutale dans la réalité de cette toute nouvelle démocratie. Les personnages du roman évoluent dans un pays libéré de l’Apartheid mais ils sont hantés par leurs vieux démons, qu’ils soient luthériens, racistes, installés dans la violence et le ressentiment, ou par leur difficulté à franchir le mur de l’incommunicabilité. Dans mon souvenir, c’est un livre sur « les murs » et leurs contrecoups douloureux sur les êtres.
Fin d’année dernière, je lis « Journal d’une année noire » (paru en 2007). Alors que je m’attends à trouver un récit dans la continuité de la disgrâce sud-africaine, je découvre une étonnante et ébouriffante manière de romancer sa vie (ou pas).
Coetzee nous parle d’un écrivain sud-africain vivant en Australie, à qui un éditeur allemand a demandé de commenter l’actualité mondiale. Très banal, direz-vous. Pas du tout puisque le livre comporte trois « écritures » dès le moment où l’écrivain recrute une secrétaire : une jeune Philippine rencontrée dans la buanderie de son immeuble. Cette jeune femme vit avec un sale type qui sait à peine ce que littérature veut dire. Chaque page comporte 3 parties : la partie « réflexions », la partie « échange entre l’auteur et la Philippine », enfin la partie « vie de la secrétaire et de son amant ». C’est alors que le récit devient un roman, et que vous êtes emporté par ce triple témoignage : le couple qui observe et commente l’écrivain qui commente avec sa secrétaire ce que l’éditeur lui a demandé de commenter.
Lorsque le narrateur écrit : « Un roman ? Je n’ai plus l’endurance nécessaire. Pour écrire un roman, il faut être comme Atlas qui porte tout un monde sur ses épaules, et tenir bon des mois, des années durant [...]. C’est trop lourd à porter pour ce que je suis aujourd’hui », on prends alors conscience du génie de Coetzee, qui utilise de nombreux subterfuges pour ne pas lasser son lecteur.
Même combat pour « L’été de la vie » que je viens de terminer. On ignore si c’est un essai ou un roman, ça n’est marqué nulle part sur la couverture.
Après la mort de John Coetzee, un biographe britannique va tenter de reconstituer le portrait intimiste du Coetzee de 30/40 ans, expulsé des USA sans qu’on en connaisse la raison. De retour dans son pays où il va s’occuper de son vieux père tout en essayant de gagner sa vie. Pour ce faire, le biographe interroge une cousine, une ancienne maîtresse, une mère d’élève brésilienne qu’il a tenté de séduire, un ancien collègue professeur d’anglais, une Française ancienne petite amie… Cinq personnages qui vont « raconter Coetzee » à leur manière, sans concession pour certains, en s’attendrissant pour d’autres. Cinq éclairages qui enfument complètement le lecteur à la recherche de qui est cet homme solitaire en grande difficulté de créer du lien qu’était le Coetzee mort. Mais un livre qui vous prend par la main et vous entraîne derrière le décorum, derrière les faux-semblants et paradoxalement vous installe comme spectateur de ce Coetzee masqué. On se délecte de « racontars » drolatiques, d’autres pathétiques, de sa volonté d’associer Schubert à l’acte sexuel. Tout ça sur fond d’Afrique dont Coetzee dit que ses habitants sont « incarnés », d’une manière qui s’est perdue depuis longtemps en Europe… En Afrique, disait- il, le corps ne se distingue pas de l’âme ». De son pays, il dit qu’il est insulaire puisqu’elle a si longtemps tourné le dos à ses pays-frères du Nord. Au centre de tout ça : la littérature, car Coetzee (le personnage du livre et l’écrivain) a lu, aimé et enseigné la littérature.
Petit extrait : l’enquêteur demande à l’ancien collègue de J.Coetzee qui dit que « Coetzee était antipolitique car la politique faisait apparaître ce qu’il y a de pire chez les gens, et qu’elle mettait au premier plan les individus les pires de la société… » :
- « qu’est-ce qui aurait été assez utopique pour lui ? » (le témoin vient de dire que la lutte de libération en Afrique du Sud n’était pas assez utopique pour Coetzee).
- « La fermeture des mines, l’arrachage des vignes, la dispersion des forces armées, l’abolition de l’automobile, le végétarisme universel, la poésie dans la rue, ce genre de choses… ».
Je ne lis pour ainsi dire jamais les critiques… Là, j’en ai lu après avoir fini le dernier. Bizarrement, « on » s’ingénie à savoir qui est Coetzee, à connaître son opinion sur la vie actuelle et « on » termine en supputant « et si l’entreprise autobiographique de Coetzee visait à ne pas savoir qui il est, à épaissir son mystère d’homme… »
Personnellement, son mystère d’homme ne me passionne pas. J’aime tout simplement ce que ce grand littérateur facétieux écrit, comment il l’écrit (et comment il est traduit)… parce qu’au détour de chaque paragraphe, une surprise me guette et me fait m’extasier sur son génie inventif.