"A number of cleaning brushes", photo de "tanakawho" sur Flickr.com, sous licence.
Ce texte n’est pas une fiction mais une « nov-réalité ».
Il condense les témoignages de salariés que j’ai pu croiser ou observer lors de mes 15 dernières années en entreprise, dans le secteur du nettoyage industriel, tertiaire ou hôtelier.
Tout y est strictement réel et retranscrit le quotidien professionnel de cette main d’œuvre souvent peu qualifiée qui occupe des postes dévalorisés où le titulaire est interchangeable avec son voisin :
- la pénibilité des postes,
- la routine aliénante,
- les horaires décalés jusqu’à l’absurde sur demande des clients,
- les pratiques plus que douteuses des employeurs et des encadrants (notamment dans le secteur hôtelier…)
Bienvenue dans le vrai monde, dans celui des quasi-invisibles, de la « France d’en-bas », celle de Josie, Fatou, Ibrahima, Raymond, Antonio…
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La joue calée contre la vitre froide du compartiment du métro, Josie s’offre une dernière chance de combler son manque chronique de sommeil.
Entre les stations Bobigny-Pablo Picasso et Opéra, 35 minutes de circulation et d’arrêts réguliers pour déverser le flot des passagers permettent aux voyageurs matinaux d’achever leur trop courte nuit et de restaurer quelques forces avant l’embauche.
Ils sont nombreux, comme Josie, à tenir leurs cabas ou leurs sacs à dos sur leurs genoux serrés ou contre leurs abdomens relâchés.
Les mentons sautillent sur les poitrines, les têtes ballotent de droite à gauche, le compartiment prend alors des allures de roulotte de marionnettistes ou les poupées assoupies attendraient sagement d’arriver sur le lieu de leur prochaine représentation.
Dans sa demie-somnolence, Josie songe à ses enfants qu’elle a embrassé tendrement dans leur sommeil. A 5 heures du matin, ils étaient encore tout enveloppés par les effluves du répit nocturne, le souffle profond et la peau exhalant une odeur de chaleur sucrée.
Dans 2 heures, l’aîné se chargera du plus petit lorsqu’il sera temps de se préparer pour gagner l’école. Josie regrette souvent de laisser une telle responsabilité à son grand garçon mais elle n’a pas vraiment d’autres alternatives.
Le père quitte l’appartement de la Cité des Blés d’Or peu avant Josie. Agent de sécurité dans un centre commercial, il traverse Paris et une bonne partie de la banlieue sud pour rallier son poste.
Station Stalingrad, Josie secoue son corps qui s’installait dans une bienheureuse torpeur et les yeux lourds, elle descend du wagon. Une correspondance où elle trottine pour ne pas perdre de temps et la voici de nouveau assise sur une banquette de métro. Une autre vitre fraîche, un autre rythme d’alternance de souterrains obscurs et de stations baignées de lumière crue, le voyage hypnotique se poursuit vers l’ouest parisien.
5h50, Josie se hâte, elle doit pointer à 6 heures précises dans les bureaux de WHC Associates, vêtue de sa tenue de travail et son matériel d’entretien soigneusement rangé sur son chariot.
« Josie, Josie, aïe, aïe, on va être en retard ! »
Fatou, l’énergie incarnée, prend fermement le bras de sa collègue et l’entraine dans son sillage.
Josie admire par-dessus tout son allant et ce grand sourire qui illumine le fin visage encadré par un tissu ethnique savamment noué. Fatou la débonnaire loge depuis 2 ans dans un hôtel miteux de la banlieue est chez un de ses marchands de sommeil qui monnaie chèrement des nuits insécures dans un taudis délabré.
La belle sénégalaise a entassé enfants et affaires personnelles dans une pièce décrépie en attendant un hypothétique logement dans une cité-dortoir. Elle rêve et espère ce qu’elle considère comme un grand pas vers l’intégration dans la société française au même titre que les cours de remise à niveau en langue française qu’elle suit assidument dans une association d’insertion.
Fatou a bien déposé un dossier pour l’obtention d’un logement social grâce au « 1% patronal » mais faute d’avoir obtenu un contrat de travail à temps complet, ses revenus ne sont pas assez conséquents pour gagner la confiance des bailleurs.
De toute façon, la pénurie de logements à bon marché freine ses espoirs.
Alors Fatou, s’en remettant à Dieu, continue de sourire.
Dans les locaux de WHC Associates, l’équipe de Fatou et de Josie se réunit pour la distribution des tâches. Impérieux, le chef d’équipe affecte chacun et chacune à un étage des locaux. Dans 3 heures, tout devra être rutilant, nettoyé, dépoussiéré. La plus petite tâche aura été traquée et éradiquée. L’armée des petites mains nettoyeuses aura essuyée toutes les surfaces, récurée les ultimes recoins des sanitaires et aspirée les moquettes sans laisser aucun indice révélant son passage à l’exception d’une propreté irréprochable.
Lorsque les collaborateurs de WHC Associates arriveront dans leurs bureaux, Josie et ses comparses se seront déjà envolés. Les clients n’aiment pas croiser les travailleurs de la propreté ceux qu’on appelle ironiquement les techniciens de surface. Peut-être préfèrent-ils croire qu’une cohorte de fantômes s’active à la place d’être humains bien vivants, des spectres qui s’évaporent dans l’outre-monde sur le coup de 9H00 du matin ?
Josie a lu un article dans un journal professionnel qui trainait à l’accueil de sa société. Ça parlait de ses pays européens où les prestations de nettoyage s’effectuent en présence des clients. Alors, un dialogue se créé, deux mondes se rencontrent soudain de part et d’autres des surfaces à entretenir.
Les agents nettoyeurs ne souffrent plus des horaires décalés qui nuisent à leur santé et à la stabilité de leur famille. Tout est moins pénible : les trajets, la routine des gestes maints fois effectués, la déconsidération qui va de pair avec ce métier ingrat.
Josie rêve déjà du jour où ce sera la norme en France aussi…
Pour l’heure, elle frotte, passe son chiffon humide sur les surfaces modernes. Les gestes automatiques agissent comme un puissant hypnotique. Elle s’évade dans ses pensées, elle songe aux prochaines vacances où elle partira embrasser les siens aux Antilles, visiter la famille et fouler le sol de cette terre chaude et parfumée.
Son esprit en errance lui joue parfois de vilains tours en la ramenant au temps où elle travaillait chez son précédent employeur, un spécialiste reconnu ayant pignon sur rue dans le monde restreint de la propreté en secteur hôtelier.
A l’époque, Josie était pleine d’entrain, de volonté et de courage malgré la pénibilité de la tâche. Il fallait aller vite, courir presque, pour tenir des cadences aberrantes : 4 chambres devaient être parfaitement nettoyées dans l’heure. Faire le lit à blanc, en recouche, pousser ou tirer le mobilier sans y laisser ses lombaires, Josie avait tout appris et se démenait pour tenir son planning.
Travailler tous les jours de la semaine, être rappeler en urgence pour assurer le week-end, ne pas faiblir, trimer et sourire, pas un mot, accepter, ne jamais savoir quand on terminera sa vacation, batailler ferme pour voir le paiement de ses heures supplémentaires, s’apercevoir que les feuilles de pointages d’heures ont été modifiées à la baisse, malgré tout cela Josie a longtemps tenu bon.
Et puis, un jour, épuisée, elle avait finit par s’emporter et avait réclamé fermement le respect de son contrat de travail et l’amélioration des conditions.
La riposte de son responsable n’avait pas tardé.
Un jour, après le contrôle de son travail par la gouvernante d’étage, elle avait été appelée vertement dans une chambre dont elle avait la charge.
D’un air triomphal, le responsable avait extirpé un bout de tissus, posé sous le lit.
Entre ses deux doigts, pendait une pièce de lingerie, une culotte de dentelle blanche.
Eberluée, Josie avait juré ses grands dieux que ceci n’était pas présent auparavant et qu’elle avait aspiré scrupuleusement la moquette dense.
Peine perdue, Josie avait été convoquée au service du personnel de l’entreprise pour s’expliquer puis, elle avait reçu une lettre de notification de licenciement « pour faute grave ».
Ce n’est que plusieurs mois après ces événements qu’elle avait appris fortuitement qu’elle avait été victime d’une manœuvre très connue dans le métier pour qui désire se débarrasser d’une gêneuse.
Manœuvre tellement connue et utilisée qu’elle avait été désignée par l’expression de « coups du slip ».
Blessée, Josie avait hésité à porter l’affaire devant le Conseil de Prud’hommes mais elle avait reculé devant le coût des honoraires des avocats, trop intimidée pour demander une aide juridictionnelle en sa faveur.
8h30, Josie accélère la cadence.
Ses gestes se font plus lourds pourtant il ne faut pas faiblir de peur de dépasser les horaires impartis et risquer de subir les remontrances du client.
Josie aspire la moquette des circulations et dépoussière le mobilier du bureau d’accueil.
Son œil de professionnelle de l’hygiène lui permet de repérer les endroits stratégiques qui doivent être absolument irréprochables.
30 minutes plus tard, elle se retrouve à l’extérieur des bureaux de WHC Associates, croisant à peine le personnel qui commence à affluer dans les locaux.
La sueur coule le long de son visage, elle réajuste sa veste d’un geste discret, un mince sourire s’esquisse sur ses lèvres. Mission accomplie, comme chaque matin, sur la corde raide mais c’est une réussite, une victoire même, au regard du peu d’heures allouées à la prestation et à la qualité « prestige » exigée par le client.
A SUIVRE...