(suite)
Il fait beau ce matin, un peu frais pour la saison peut-être, aussi Josie se décide à déambuler dans ce beau quartier où tout est si chic mais hors de prix, où des hordes d’élégantes et de fashionnistas grouillent le long des trottoirs et débordent régulièrement sur la chaussée au grand dam des automobilistes toujours aussi pressés.
Les belles vitrines éclairées regorgent d’articles qui, même en solde, demeurent inaccessibles à sa bourse. Finalement, Josie se fait une raison. Que ferait-elle dans des habits griffés, à s’activer sous sa blouse de travail au couleur de sa société ?
Elle passe devant l’Opéra Garnier, son majestueux escalier blanc commence à accueillir des touristes qui planifient leur parcours de découverte de la ville Lumière.
Plus loin, la Place Vendôme, la Madeleine, le boulevard des Capucines.
Ils pousseront sûrement vers les Champs Elysées, la Place du Trocadéro ou alors ils jetteront leur dévolu sur la rue de Rivoli, les quais de la Seine et ses bouquinistes si typiques.
Josie, quant à elle, se dirige vers le 17ème arrondissement de Paris et la Rue de Saussure.
Depuis deux mois, elle assure une prestation pour le compte d’une entreprise de services à la personne. De 11h00 à 13h00, elle prépare le repas et effectue quelques menus travaux ménagers auprès d’un couple de nonagénaires. Lui, en perte de mobilité, peine à quitter son fauteuil moelleux campé devant la télévision allumée en permanence, tandis que la femme, affectée par une cataracte envahissante, reste arrimée à la table massive de la salle à manger.
Josie apprécie beaucoup le vieux couple si affable. « Ses petits vieux » compte tant sur elle et sur sa présence constante pour conserver leur autonomie et poursuivre leur chemin ensemble dans leur appartement défraîchi.
Ce midi, elle leur prépare un repas sans sel et sans trop de matières grasses, suivant scrupuleusement les restrictions et les interdits édictés par le corps médical. Elle veille aux prises de médicaments, à l’hydratation correcte de ses protégés. Elle leur tient compagnie et leur donne des nouvelles du monde, de l’extérieur, histoire de faire entrer la rumeur de la ville dans ce petit monde de reclus, quelques effluves de la vie qui trépigne sur le pavé parisien, quelques larmes de la Seine qu’enjambent de si beaux ponts romantiques murmurant les légendes d’amours suicidées.
Encore du linge à ranger, une plante verte assoiffée à contenter et Josie sert le café dans le service en porcelaine avant de s’éclipser.
Elle sait déjà qu’ils l’attendront, dès 10 heures, guettant l’avancée des aiguilles de la grande horloge qui égrènent le temps depuis plusieurs générations.
Elle sonnera à la porte en même temps que le carillon annoncera 11 heures. Le rituel, bien rôdé, rassure les deux vieilles personnes qui trouvent un repère fiable dans la ponctualité de Josie.
Puisque l’après-midi est belle, Josie se décide à avaler son sandwich assise sur un banc de square. Lorsque le temps est moins clément, elle se réfugie dans les galeries commerciales qu’elle arpente en mâchant une tranche de jambon coincée entre deux morceaux de baguette. Elle grignote, trottine, s’arrête devant les vitrines, avale une bouchée, s’essuie délicatement les lèvres avec un mouchoir en papier, les yeux dans le vague, les jambes fatiguées.
Au début, elle faisait l’effort de retourner à son domicile de la Cité des Blés d’Or à Bobigny puis repartait vers sa troisième vacation mais cette solution, bien que lui permettant de croiser ses enfants, s’était vite révélée trop épuisante et trop stressante les jours d’incidents dans les transports en commun. Aussi, Josie a pris son partie de ses longues périodes d’attente, préférant faire contre mauvaise fortune bon cœur.
Les heures s’écoulent entre le repas pris à la va-vite, la pomme rouge qu’elle se réserve à croquer vers 16 heures, l’observation des badauds, le repérage des commerces qui se succèdent sur des emplacements improbables et maudits de la rentabilité, les petits achats imprévus, les «sitôt achetés, sitôt regrettés».
Josie est devenue une fine spectatrice de la vie urbaine et de ses travers, une psychologue en herbe du genre humain, témoin silencieuse du décalage entre les faux-semblants et la réalité parce que « chassez le naturel, il revient au galop ».
A 18 heures, elle pénètre dans les locaux d’un fournisseur d’énergie surfant sur la vague de l’ouverture à la concurrence de ce marché.
Son image jeune, dynamique et colorée tranche avec celle du mammouth historique paralytique qui régnait sans partage quelques temps auparavant.
Les locaux flambant neufs font face au Stade de France, lieu quasi mythique où la grand’messe du football-roi avait couronné ses dieux en 1998.
Ici, tout va vite, ici, on est dans le jus non-stop, ça tombe bien, ce fameux « jus » est le gagne-pain de la maison.
Pendant 2 heures, Josie aura le temps de déployer assez d’énergie pour charger n’importe quelle batterie !
L’avantage de ces locaux réside dans le mobilier design et facilement nettoyable ce qui contrebalance la fatigue physique qui commence à sérieusement se faire ressentir en cette fin de journée.
C’est beau ici, c’est accueillant et chaleureux, il y a des plantes vertes dans de belles potées en céramique brillante, des photos encadrées fixées aux murs se parent des flots lumineux diffusés par les éclairages savamment disposés dans l’open-space qui commence à se vider.
Dans la cafétéria, réservée aux employés, Josie boirait bien un café. Une machine rutilante, dont le café divin est vanté par un acteur américain grisonnant, exhibe ses dosettes dans un présentoir chromé. Il y en a pour tous les goûts, corsé, doux, provenance exotique… il y a même de l’équitable, parfait pour ceux qui veulent se donner bonne conscience l’espace des quelques minutes qui suffiront à vider le gobelet en plastique voué à rejoindre le fond de la poubelle.
Depuis l’interdiction de la cigarette dans les locaux, Josie est aux anges. Finies les atmosphères trop enfumées où ses yeux rougis criaient grâce, finis les cendriers pleins de mégots et de cendres, posés en équilibre sur les rebords des bureaux et qui atterrissaient immanquablement sur la moquette bouclée, finis les retours à la maison en empestant le tabac froid.
Josie fait des moulinets dans l’air avec son bras droit engourdi par les gestes répétitifs.
Ça commence toujours comme cela.
Puis, une sensation douloureuse grignotera son épaule, dévalera le long de son bras, pilonnera son coude et bloquera son poignet. Elle a bien évoqué sa gêne musculo-squelettique lors de la dernière visite médicale mais le Médecin du Travail, blasé par la prolifération des TMS*, s’était résolu à la déclarer « apte » sans restrictions tout en lui conseillant d’utiliser son bras gauche pour effectuer les dépoussiérages et les nettoyages de surfaces planes. Et quand le bras gauche sera atteint, que devra-t-elle utiliser ? Ses jambes et ses pieds ?
Josie se frictionne le bras et observe son collègue, Ibrahima. Il a le visage crispé des mauvais jours, les lèvres serrées et son front barré à l’horizontal lui donne 10 ans de plus.
Il n’a quasiment pas proféré une parole depuis 1 heure, absorbé dans ses pensées. Ses gestes ne sont pas aussi précis que d’habitude et il fait l’impasse sur les recoins et les bordures, lui d’un professionnalisme si méticuleux. Visiblement, il a hâte d’en finir et de rentrer se réfugier dans son foyer pour travailleurs déracinés.
C’est qu’Ibrahima attend toujours le renouvellement de sa carte de séjour périmée depuis 2 mois, précieux sésame sans lequel sa société ne pourra plus le maintenir dans les effectifs indéfiniment même si cela fait 10 ans qu’il travaille consciencieusement sans jamais faire de remous, pas une absence, pas un retard, pas une réclamation.
Du pain béni pour les employeurs, cet Ibrahima.
Poli, toujours discret et d’humeur égale, il n’aspire qu’à travailler et à envoyer une partie de sa rémunération là-bas, vers sa femme et vers ses enfants qui attendent patiemment son retour pour les vacances. Quel âge peut bien avoir Ismaël, le petit dernier ? Pas loin de deux ans maintenant. Il doit gambader, babiller avec les autres enfants…
Josie croise le regard chargée d’inquiétude d’Ibahima.
Pas besoin de parler, elle comprend instantanément qu’il désespère de ne jamais recevoir sa prolongation de titre de séjour.
Pas de papier, pas moyen de se promener librement dans la rue sans tressaillir devant chaque voiture de police, le cœur emballé, l’épiderme couvert d’une couche de sueur froide.
Pas de papier, pas d’autres options que de devenir une ombre parmi les ombres, s’effacer dans les recoins et raser les murs en cédant la place à ceux qui détiennent la fameuse petite carte plastifiée.
Pas de papier, pas d’autre choix que de s’enfoncer dans la clandestinité, les petits boulots à la sauvette, mal payés, être exploité « c’est ça ou rien, mon pauvre monsieur ! ».
Pas de papier, juste l’option de se procurer de faux documents pour continuer à tenir sa place ou encore, décider de retourner au pays mais pour y faire quoi ?
Josie scrute sa montre, plus qu’une demi-heure et elle s’engouffrera dans le métro du retour.
Vider les corbeilles, ôter la poussière sur les bureaux, essuyer les téléphones, passer l’aspirateur, récurer les sanitaires…
La femme de l’ombre se demande ce qu’elle attend encore de ses journées d’un travail peu valorisant et peu valorisé.
Ses efforts ont-ils de la valeur s’ils ne sont considérés par personne ?
On ne la remarquera que si le travail est mal fait.
Faut-il aller jusqu’à mal effectuer sa tâche pour exister enfin dans les yeux des autres ?
La douleur au bras s’intensifie, les dorsales vrillent.
Les aiguilles de la montre s’éternisent dans leur course, les secondes se figent, le temps se dilue, s’étire, recule, confond les heures et les minutes, hier ou demain ?
20 heures.
Josie range son chariot de ménage dans le local qui est réservé aux agents de nettoyage et enfile sa veste en soupirant.
Elle jette un regard au-dessus de son épaule. Ibrahima est déjà loin, il s’enfonce dans la nuit, dans sa nuit de quasi hors-la-loi.
Bonne chance vieux frère, compagnon de galère. A demain… peut-être…
Marionnette fatiguée, Josie s’affale sur la banquette de métro qui la ramène vers son foyer.
Sur la vitre, une gravure translucide crie sa révolte « fuck Sar.. ».
Josie imagine la pointe qui a tracé le message inachevé, le crissement sur le verre sécurit comme un grincement de dents, l’expression des corps des travailleurs broyés dans une société à deux vitesses.
S’attaquer aux personnes qui se succèdent, pourquoi faire au fond ? Quelle utilité ?
N’est-ce pas plutôt la faute à un système tout entier qui range les individus dans des cases hermétiques selon leurs origines, leurs sexes, leurs couleurs de peau, leur appartenance à une catégorie socioprofessionnelle ? D’ailleurs si « CSP - » existe, Josie y figure en bonne place songe-t-elle en souriant amèrement.
Mais pour l’heure « Pantin désarticulé et désabusé cherche une bonne fée qui lui donnera un regain de vitalité… »
Josie a la tête qui ballotte sur sa poitrine fatiguée. Ce soir, elle aura juste le temps de dîner, d’échanger quelques mots avec son mari, de déposer un baiser sur le front des enfants avant de sombrer dans un sommeil sans rêves, juste bercée par le réveil qui égrène le temps jusqu’au petit matin.
Demain sera un autre jour, un autre jour … oui, mais lequel ?
* troubles musculo squelettique.