Le 15 octobre dernier, Jean-Paul Guerlain interrogé par Elise Lucet sur le plateau du 13h de France 2 à propos de la création du parfum Samsara, répondit: “Pour une fois, je me suis mis à travailler comme un nègre. Je ne sais pas si les nègres ont toujours tellement travaillé, mais enfin…”. En dehors des propos racistes et du ton très désinvolte utilisé qui ont à juste titre d’ailleurs, soulevé l’indignation d’associations comme « SOS racisme », j’ai pour ma part été très étonné de l’absence de réaction du journaliste en face. Elise Lucet puisqu’il s’agit d’elle, sur le site de France 2, tente d’expliquer ainsi son éloquent mutisme: “cette interview portait sur le parfum et le parcours d’un homme. Comme toujours dans cette séquence de fin de journal, l’ambiance sur le plateau était détendue. J’ai été surprise par ces propos qui n’avaient rien à voir avec le thème de l’entretien. Je suis désolée de ne pas avoir réagi instantanément.” C’est un peu court. A mon sens, son attitude a moins été dictée par un quelconque effet de surprise que par un snobisme dévastateur et qui touche l’ensemble de sa profession.
Jean-François Revel définit le snobisme dans un livre consacré à Proust : «nous sommes snobs lorsque notre attitude (…) dépend, non point directement de cette personne, ni des impressions que nous recevons d’elle par l’effet de sa présence, mais d’une troisième force, étrangère aux qualités qui lui appartiennent en propre». Et l’écrivain de préciser que ce troisième facteur peut être pêle-mêle «la noblesse, l’argent, le pouvoir, la possession d’une automobile dépassant une certaine vitesse, d’un cheval, d’un chien, d’un record sportif ou littéraire ou même d’un titre universitaire». Il ajoute même l’appartenance à une corporation: Ecole, Administration, Corps, Armée; etc. Dans le cas qui nous occupe, la troisième force est évidemment l’argent et le prestige autour. On a le sentiment que ce puissant facteur empêche littéralement le journaliste d’exprimer sinon une condamnation immédiate du moins les réserves qui pourtant s’imposent. C’est à l’évidence du snobisme car si les mêmes propos eussent été prononcés par un homme dans la rue dont elle ignorait tout, le troisième facteur n’aurait probablement pas joué. On peut donc dire que le snobisme vise entre autres choses, à ne pas juger les hommes sur ce qu’ils disent mais sur ce qu’ils sont et un journaliste snob devrait être, dans le meilleur des mondes, un oxymore.Je ne veux pas donner l’impression d’accabler Elise Lucet dans un contexte où les journalistes passent depuis quelques semaines régulièrement sous les fourches Caudines des populistes (ou bien de ceux qui feignent de l’être), mais je souhaite mettre le doigt sur ce phénomène qui en général semble ignorer par tous ceux qui s’évertuent à analyser la crise du journalisme. On invoque le détournement des recettes publicitaires, la concurrence déloyale des gratuits, le poids des syndicats du livre, les coûts exorbitant d’impression, la disparition des points de vente, que sais-je encore; alors que la raison essentielle qui touche évidemment tout le monde mais dont les journalistes devraient se départir quand ils interrogent Guerlain, le président de la République, le PDG de LVMH ou bien même le gardien de l’immeuble, au risque tout simplement de ne pas faire leur métier, c’est le snobisme. Un ami de Jean-François Revel disait à sa mort, qu’il n’adaptait jamais son discours en fonction de son interlocuteur. Si cette attitude n’est pas naturelle, on devrait l’enseigner, et la travailler comme un musicien travaille ses gammes de façon à ce qu’elle le devienne.