Thomas E. Woods, Jr. (voir son site web) est un historien des idées qui a enseigné à Columbia avant de devenir en 2008 chercheur résident au Mises Institute à Auburn Alabama. Il est l’auteur de The Church and the Market : A Catholic Defense of the Free Economy, 33 Questions About American History You’re Not Supposed to Ask, How the Catholic Church Built Western Civilization, Nullification, et The Politically Incorrect Guide to American History. Le seul de ses livres qui soit traduit en français est consacré à la crise financière : Débâcle (titre original : Meltdown : A Free-Market Look at Why the Stock Market Collapsed, the Economy Tanked, and Government Bailouts Will Make Things Worse.)
Tom Woods veut ici montrer que la Doctrine sociale de l’Eglise ignore un certain nombre d’apports essentiels à la réflexion sur le libre marché, notamment l’apport des théologiens de l’Ecole de Salamanque. De ce fait, elle adopte une perspective faussée sur le juste salaire, consistant à légitimer sa réglementation par l’Etat.
Traduction, sous-titres et notes de Damien Theillier.
« La scolastique espagnole au XVIe siècle a adopté généralement la doctrine du « laissez-faire » concernant les salaires, en faisant valoir qu’un salaire accordé à un ouvrier qui a donné son consentement ne pouvait en aucun cas être injuste. S’il n’était pas satisfait de la compensation qui lui était offerte, il pouvait mettre fin à son emploi [1]. Personne à l’époque ne réagissait avec horreur, ou déclarait que cela était radicalement contraire à la tradition catholique [2].
Peut-on critiquer la Doctrine sociale de l’Eglise sans être un dissident ?
On entend dire parfois que les catholiques partisans du libre marché, ne sont pas différents des catholiques dissidents de l’enseignement officiel de l’Eglise sur des sujets controversés comme l’avortement, l’éthique médicale et la sexualité humaine. Cette accusation est totalement dénuée de fondement : le partisan catholique du libre marché critique les instruments et non les caractéristiques fondamentales de la doctrine sociale de l’Église. En d’autres termes, le catholique partisan du libre marché veut les mêmes résultats que ceux préconisés par les papes, mais craint que les moyens parfois suggérés à l’appui de ces objectifs ne soient inadéquats.
Une remarque similaire peut être faite sur l’enseignement du Pape concernant l’aide au développement. Tandis que le Pape a tous les droits de déclarer l’avortement comme un mal moral, par exemple, il ne peut pas par lui-même faire qu’A soit la cause de B si, dans la nature des choses, l’action de A empêche B. Le gauchiste est en désaccord avec l’enseignement du Pape sur des questions mettant en jeu des biens moraux, le partisan catholique du libre marché du travail est préoccupé simplement par le fait que le plan d’action que le pape recommande pour aider les moins fortunés est – contrairement à son but véritable – soit inutile, soit de nature à aggraver leur situation.
Mgr John J. Myers a fait récemment un commentaire sur cette distinction entre les moyens et les fins. Bien que sur l’avortement « il ne peut y avoir une légitime diversité d’opinion », il n’en va pas de même des questions économiques, où la meilleure approche à adopter, dans des circonstances concrètes, est celle du jugement éclairé et de la conscience individuelle.
Par exemple, l’option préférentielle pour les pauvres est un élément fondamental de cet enseignement. Mais, il y a des désaccords légitimes sur la meilleure façon d’aider vraiment les pauvres dans notre société. Aucun catholique ne peut légitimement dire : « Je ne me soucie pas des pauvres. » La personne qui le fait ne serait pas objectivement en communion avec le Christ et son Église. Mais les deux, ceux qui proposent une augmentation de l’État providence et ceux qui proposent des réductions d’impôts pour stimuler l’économie, peuvent en toute sincérité croire que leur méthode est la meilleure pour aider vraiment les pauvres. Il s’agit d’une question de jugement prudentiel pour ceux qui se préoccupent du bien commun. C’est une question de conscience au sens propre [3].
Notre position ne concerne en aucune façon l’allégation selon laquelle les sciences sociales ou les sciences dures seraient exemptées d’évaluation morale. (…) Ainsi, si un certain médicament ne peut être produit qu’en détruisant des êtres humains vivants, l’Eglise doit condamner une telle chose. Peu importe le nombre de médecins en faveur de la production de ce médicament. Mais si deux types de médicaments sont suggérés pour traiter un trouble particulier, et qu’aucune objection morale ne peut être portée à l’un ou l’autre, l’Eglise doit s’en remettre à ceux qui sont compétents dans cette science spécialisée [4].
L’autorité du Pape sur les questions de foi et de morale peut-elle s’étendre aussi à l’économie ?
Un autre argument consiste à dire que les partisans catholiques du libre marché auraient défini les domaines de la foi et la morale de façon trop restrictive, et que les déclarations des Papes sur l’économie seraient un sous-ensemble tout à fait légitime de ces domaines sur lesquels ils ont reçu le pouvoir divin d’instruire les fidèles. Les Papes, selon cet argument, auraient le droit de se prononcer sur les questions économiques puisque ces affaires économiques ne sont pas absolument séparées de préoccupations d’ordre moral.
Cet argument est tout aussi faux. Personne ne nie que l’activité économique porte une dimension morale. Le pape est évidemment dans son droit de condamner le vol ou la fraude, ou d’instruire les fidèles sur la nécessité d’être généreux de leur richesse. Il peut également condamner les gouvernements politiques qui pratiquent l’oppression et l’injustice, une lourde imposition ou l’inflation de la masse monétaire. Personne dans ce débat ne conteste rien de tout cela.
Le véritable enjeu, qui est masqué par ces objections futiles, est le suivant. Supposons qu’un document d’Église recommande une politique économique particulière comme étant moralement nécessaire parce que ses rédacteurs estiment qu’elle sera meilleure pour les pauvres. Supposons encore qu’ils jugent que cette politique améliorera de façon tellement évidente le sort des pauvres qu’ils ne prennent pas en compte la possibilité d’un tout autre effet, ni qu’il pourrait y avoir une bonne raison de s’y opposer, ou même simplement qu’un lien puisse exister entre le bon résultat qu’ils espèrent et des effets secondaires involontaires et malheureux de cette politique. Et supposons maintenant que cette politique, en fait, non seulement n’améliore pas la situation des pauvres, mais l’aggrave. Que doivent faire les fidèles économiquement lucides ? Peut-on leur interdire de constater que le pape lui-même n’a pas le pouvoir de changer la réalité [5] ?
La question n’est pas de savoir si le pape peut nous instruire sur notre responsabilité morale en tant qu’acteurs sur le marché. La question est de savoir si les déclarations théoriques et empiriques du Pape sur la façon dont l’économie fonctionne, engagent son infaillibilité. Par exemple, le Pape peut certainement dire que tous les moyens moralement licites devraient être employés afin d’améliorer le bien-être des familles, car elles sont les éléments constitutifs de la société et les petites cellules (pour emprunter une phrase d’Edmund Burke) à partir desquelles ses futurs membres pourront un jour émerger. Mais en sa qualité de Pape, avec le pouvoir de lier tous les catholiques, sous peine de péché mortel, peut-il aller jusqu’à dire, d’un point de vue purement pragmatique, quel serait le meilleur moyen ou le plus efficace pour arriver à ce résultat ? Aucune définition orthodoxe de l’autorité papale n’inclut l’infaillibilité en ce qui concerne ces questions, et ce serait de la superstition pour un catholique de prétendre le contraire.
Le cas du Pape Paul VI et de l’Encyclique Populorum Progressio.
Un bon exemple de cette difficulté est l’Encyclique Populorum progressio du Pape Paul VI en 1967. Dans ce document, le pape a appelé le monde occidental à financer des programmes de développement du Tiers-Monde qui ont été désastreux dans la pratique. Ces programmes – comme le chercheur Peter Bauer l’a souligné en vain à l’époque – ont servi à la promotion de certains des régimes les plus brutaux du monde, et ont mis les dictateurs à l’abri des conséquences destructrices de leurs politiques économiques.
Ils ont retardé les réformes nécessaires, élargi le secteur public au détriment de l’économie productive, et ont créé souvent de violentes tensions ethniques et raciales entre des groupes tentant de prendre le contrôle de l’appareil d’État afin de s’approprier l’argent des subventions de l’Ouest.
Parmi les nations les moins développées, ce sont celles qui ont axé leur développement sur le marché qui ont fini par prospérer le plus, et où le sort des pauvres s’est amélioré de la façon la plus spectaculaire [6].
Ainsi, Paul VI a appelé à la mise en œuvre de politiques que peu de gens informés et responsables continuent à promouvoir ou à défendre aujourd’hui. Il y avait des gens à l’époque qui avaient prédit exactement ce qui se passerait, mais qui ont été ignorés au profit de l’opinion à la mode appelant au financement par l’Occident de programmes de développement dans le Tiers-Monde, dirigés par l’État.
Maintenant, le Pape Paul VI aurait certainement pu instruire les fidèles sur les enjeux moraux, les exhortant à faire preuve de générosité à l’égard de leurs frères pauvres. C’est ce que le maître de la foi et la morale est censé faire. Mais savoir si le libre-échange est plus efficace pour le développement des pays qu’un système protectionniste – est de toute évidence un sujet de désaccord légitime entre les catholiques [7]. Ou bien le fait de savoir si un programme de développement dirigé par l’État est une bonne idée économique, n’est pas une question sur laquelle le Pape peut imposer un jugement moral. Non seulement les spécifications de ces politiques sont très faillibles, mais en jouissant du prestige d’une encyclique elles peuvent inutilement troubler les consciences de bons catholiques, dont les désaccords ne sont pas fondés sur un désir pervers de s’opposer au Saint-Siège, mais sur des connaissances laïques spécialisées. C’est pourquoi Le pape Léon XIII disait : « Si je devais me prononcer sur toutes les questions économiques je porterais atteinte à la liberté des hommes de travailler sur leurs propres affaires. Certains cas doivent être résolus dans le domaine des faits, au cas par cas, à mesure qu’ils surviennent. » (Burton, 1962 : 171). »
Notes du traducteur
[1] Ce thème du juste salaire est devenu particulièrement important dans le monde catholique après la publication de Rerum Novarum du Pape Léon XIII (1891). Le Pape a condamné le socialisme, mais il a également convenu avec la pensée traditionnelle de son temps que la cupidité capitaliste avait plongé la classe ouvrière dans la misère. En second lieu, il a affirmé que les taux de salaire, fixés par l’accord volontaire des deux parties, pouvaient être injustes, notamment parce que les travailleurs n’avaient pas le pouvoir de le négocier. (NdT)
[2] Le lien entre l’école autrichienne et le catholicisme est plus que théorique : les scolastiques espagnols du XVIe siècle ont été des précurseurs importants de cette école. « Je suis convaincu qu’une communauté philosophique profonde existe entre le catholicisme et le brillant édifice de la vérité qui se trouve au sein de l’école autrichienne d’économie… Carl Menger, Mises et ses disciples, ont cherché à fonder les principes économiques sur la base de la vérité absolue, saisissable par le biais d’une réflexion sur la nature de la réalité. » Thomas Woods, The Church and The Market, A Catholic Defense of the Free Economy, Lexington Books, 2005, p. 216. (NdT)
[3] S’il s’agit de jugements touchant directement ou indirectement à la foi et à la morale, il va de soi que l’enseignement des Papes fait autorité (option préférentielle pour les pauvres, condamnation du vol et de la fraude par exemple). Par contre dès qu’un homme d’Eglise recommande une politique efficace pour améliorer le sort des travailleurs (par exemple par le salaire minimum, diverses prestations sociales, une lourde imposition sur les riches, ou tout autre solution) il entre dans un domaine dans lequel ses conclusions doivent être évaluées non pas sur la base de son autorité d’homme d’Église, mais uniquement sur la rigueur de son argumentation. (NdT)
[4] Les jugements purement historiques ou économiques échappent à l’autorité papale. En effet, l’économie ne prononce pas de jugements éthiques. Si un économiste affirme, que les lois sur le salaire minimum produisent du chômage, il fait une affirmation purement factuelle. L’éthique est normative tandis que l’économie est descriptive. L’économie indique les effets probables de certaines politiques, alors que l’éthique détermine ce qu’il faut faire. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de dimension morale à l’ordre économique. La fraude, le vol sont des crimes qui méritent la condamnation du théologien moraliste. De même, toute défense du libre marché exige de se fonder sur un certain nombre de jugements éthiques concernant le droit de propriété, la dignité de la personne humaine etc. (NdT)
[5] On peut ainsi penser que le salaire vital minimum a pour effet d’appauvrir la société et que la situation des travailleurs serait meilleure dans une société fondée sur un libre marché du travail. Rien ni personne ne peut obliger le catholique à croire, en conscience que le salaire minimum peut être une bonne chose pour les travailleurs, même si un pape a défendu cette idée. Il s’agit ici d’un désaccord sur un point discutable, qualitativement différent de la négation de la naissance virginale, de l’Immaculée Conception, ou de l’égalité des trois Personnes de la Sainte Trinité. « Si un pape dit que deux et deux font cinq, il serait déraisonnable d’appeler dissident quelqu’un qui fait valoir que, en fait, deux et deux font quatre », écrit Thomas Woods. (NdT)
[6] « Curieusement on ne trouve rien, dans les écrits économiques des Papes depuis 1891, sur l’énorme augmentation du niveau de vie, devenue évidente pour la grande majorité de la population depuis la révolution industrielle jusqu’à nos jours. Or l’augmentation substantielle du pouvoir d’achat et des salaires a eu lieu tout au long du XIXe siècle, le siècle du « laissez-faire ». Au contraire, les encycliques sociales parlent de la condition des travailleurs uniquement en termes de stagnation, voire même de déterioration (comme d’ailleurs l’opinion populaire continue de le croire). A l’aube du XIXe siècle en Angleterre l’espérance de vie était d’environ 37 ans, mais après 1871, 20 ans avant ’’Rerum Novarum’’, il y a une augmentation très forte, de sorte qu’en 1900, l’espérance de vie est d’environ 50 ans pour un anglais. Par contre, le revenu réel par habitant commence à s’envoler immédiatement après 1800 dans toute l’Europe ». (Thomas Woods, The Church and the market, p. 72) (NdT)
[7] Woods se réfère parfois au professeur Daniel Villey, un français qui fut le premier président de l’Aleps (Association pour les libertés et le progrès social, qui a son siège à Paris et qui entretien des liens historiques avec la Société du Mont Pélerin de Hayek). Celui-ci rappelle que « la théologie catholique n’exclut pas le pluralisme des opinions sur les questions profanes. Nous ne prétendons pas que notre économie soit la seule catholique, mais simplement que ce que nous enseignons, non seulement n’est pas opposé, mais est en fait, profondément compatible avec le catholicisme traditionnel. » (Op. cit., p. 215) (NdT)