La journée avait commencé morose (je soutiens la grève à laquelle j'ai participé mardi, mais en bon francilien j'en subis les conséquences) pour se teinter d'un vieux fond de nostalgie bleue, à l'arrivée dans mon 7ème arrondissement laborieux. Je remontais la rue de Bellechasse dans une sorte de brume intérieure, un enregistrement de Donovan irriguant mon cerveau via les fameux écouteurs blancs (oui, je possède un iPhone et un iPhone 4, même, je pense prolétarien, mais vis bourgeoisement). C'était un album du type best of assez long qui comportait au début presque tous les titres du 33 tours que j'avais trouvé à Londres, et je m'étais pris pour un élu, car les titres n'étaient pas disponibles en France. Ça c'était après, j'ose pas dire l'année, mais avant l'après, il y avait eu ce moment de bonheur et de souffrance chez un disquaire à la Convention. C'était un temps où, bien sûr, il y avait un disquaire (plusieurs peut-être ?) rue de la Convention, près de l'atelier de photogravure où j'étais apprenti.
J'avais... j'étais très jeune, plutôt "réservé", en fait carrément timide et souvent seul le midi, car les autres apprentis de chez Lagrue (c'était mon employeur) étaient plutôt cons, surtout un. Quant aux ouvriers, je les fréquentais hors l'heure du repas, car je travaillais avec (pour) deux différents, avec lesquels j'étais très pote, mais l'un travaillait le matin, l'autre le midi et aucun n'était là à l'heure du repas.
Il s'est passé un truc bizarre, un peu tragique pour moi, probablement incompréhensible pour vous mais, il y avait d'autres clients, des gens qui achèteraient probablement des trucs normaux, et moi,, avec mon Donovan, rien que la pochette, ce mec en jean, blouson en jean, cheveux noirs en toute liberté sous la casquette de marin, allongé sur un banc avec sa guitare... Un freak. Une sorte de monstre. Une sorte d'incongruité dans ce petit commerce nourri des rodomontades bonasses du Général de Gaulle et de la tronche rectiligne de Catherine Langeais à la télé. Je connaissais Donovan par la radio, je me shootais les tympans avec Radio London ou radio Caroline, vous pouvez pas savoir, il y a 150 stations qui vous passent toute la musique que vous avez envie d'entendre, à l'époque, dans la France d'avant Cohn-Bendit, il n'y avait pas. Si t'écoutais pas Hallyday, Mathieu ou François (CloClo) t'étais foutu, un freak, un étranger, un sans-papiers.
J'avais pas encore envie de passer pour un freak (le conformisme de l'adolescence, terrible) et quand j'ai entendu les premiers accords de guitare et la voix et les mots (The war drags on, Universal soldier) résonner dans la boutique, je me sentais fier de mes choix et terriblement en dehors du monde normal. Dehors, quand les gens normaux étaient dedans. Ces accords de guitare en picking, devenu si banals, étaient un agression à l'ordre établi et à Serge Lama.
C'est ce qui m'est venu en tête ce matin, rue de Bellechasse, en écoutant ces titres que je n'avais plus entendus depuis un siècle. Une nostalgie. La conscience que ces événements minuscules, qui me revenaient par fragments, c'était arrivé, ça n'arriverait plus. Cette gêne d'être différent (ou de se sentir tel, ce qui en termes de psyché revient au même), cette honte adolescente, c'était arrivé, c'était fini, ça n'arriverait plus. C'est tellement ténu ce souvenir, une si petite chose, une poussière grise dans l'espace sidéral radieux, mais... associé à cette conscience, comme le battement d'un mal de tête dans les vaisseaux, que c'est arrivé, ça a été, ça ne sera plus. Il y a une chanson de Charles Trénet qui se termine par "c'était ma vie".
Comme d'habitude, le téléphone n'a pas sonné. La musique a résonné, à plusieurs niveaux de conscience. Le disque, Nina, de Mlle Evans, est très très beau, je vous le conseille, surtout à celles et ceux qui vont aimer.