Je ne vais pas me lancer dans une apologie ou une descente en flammes de ce moyen de pression syndicale, ce n'est pas le propos. En plus, si on me demande si je suis pour ou contre, je répondrai «Ça dépend...», avec l'art consommé du faux-culisme qui me caractérise quand je n'ai aucune envie de donner mon avis. Ce n'est pas parce que je n'ai pas d'avis, c'est que je vois pas ce que ça change d'avoir un avis sur ce sujet. Ah et puis laissez-moi parler, c'est mon blog après tout. C'est quand même insensé, ça : je finis toujours par m'interrompre moi-même.
Qu'est-ce que je disais ? Ah oui, la grève... Je me souviens. I remember. Memento. 1986. Grève dure des conducteurs de la SNCF. Une horreur ! A l'époque, j'habitais à Tours et je faisais la navette entre Saint-Pierre des Corps et Paris, pour suivre mes études à Sciences Po. En Corail, car le TGV n'était pas encore arrivé sur cette ligne. Un mois sans train ! En plein hiver. Un gel à pierre fendre. La neige tombée qui a tenu plusieurs semaines. J'attendais sur le quai, à Paris, l'arrivée improbable du dur, qui partait avec des heures de retard, quand il partait... -10°C... Les pieds en glaçon, les oreilles en carton, les mains transies dans mes poches de manteau, même avec les gants. Je gardais pour moi mes envies pressantes. Si j'avais dû me soulager, j'aurais pissé du verre pilé. Quand enfin le train se pointait, je me précipitais à l'intérieur, histoire de revenir à une température corporelle normale avant d'arriver chez moi.
Les conducteurs étaient butés. Le slogan de la SNCF, à l'époque, c'est "SNCF, c'est possible" (que les Nuls avaient caricaturé dans un sketch fameux avec un épicier arabe qui disait oui à tout. «Hassan Cehef, c'est possible !»). Eh bien les mecs avaient affiché dans les gares des affiches avec dessus «23e jours de grève, c'est possible». Je lisais cette prose en me caillant les grelots à Austerlitz. Ça avait duré 29 jours, cette plaisanterie. Tout sauf du nougat glacé : du 18 décembre 1986 au 15 janvier 1987, exactement, pour obtenir le retrait d'un projet de grille des salaires. Ce qu'ils avaient finalement obtenu, soit dit en passant. On aurait peut-être dû commencer par là, je dis ça, je dis rien...
Sur son lit de mort, il était encore terrorisé par l'accueil qu'il avait reçu : «Ils nous insultaient, ils nous appelaient les Jaunes !». Et juste après, il a calenché. Quand je me suis gelé les miches à Austerlitz, plusieurs jours glauques de décembre 1986, j'ai repensé à toi, mon vieux pépé. Et je me suis dit alors que même dix jours de grève en plus, je les prendrais sans rechigner. C'est comme ça qu'on forme des consciences politiques, Papy. Tu ne l'as pas su, mais en dehors d'élever ma mère, et sans le vouloir, tu m'as donné la force de supporter des situations comme celles-là. On t'aimait bien, Papy, mais t'aurais pas dû prendre le train.