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Perrine Valli, Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt : le féminisme tranquille

Publié le 15 octobre 2010 par Jérôme Delatour

Perrine Valli, Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt, 21-09-2010, n° 7724

Je ne sais si notre époque sait encore fabriquer des mythes. Les mythes réclament lenteur et simplesse d’âme, et nous sommes pressés et compliqués. La richesse sémantique sort du simple. Si tu penses aux relations hommes-femmes, il y a fort à parier que tu penses tôt ou tard à Eve et Adam. C’est un mythe très simple dont les aboutissants sont très compliqués. Comme si nos ancêtres des premières cités avaient su planter des troncs, et nous ne savions plus que coller des feuilles. Alors on revient toujours aux troncs.
Dans la droite ligne de sa précédente pièce, Perrine Valli veut parler des relations hommes-femmes, et elle a pensé à Eve et Adam. Et à Lilith, peut-être parce qu’Eve paraît trop soumise, trop sage, trop plate, et parce que Perrine s’intéresse aussi à cette vieille dualité que l’homme plaque sur sa moitié, d’épouse et de putain.
Les artistes qui utilisent les mythes prennent aujourd’hui de grands risques, car nous avons oublié nos mythes, nous n’en connaissons plus les subtilités. Ici je n’ai pas vu d’arbre de la connaissance, ni de serpent, mais j’ai vu la pomme et un oeuf. Oeuf qui m’a dérouté, car il n’y a pas d’oeuf dans le récit de la Genèse. Tantôt l’une le mange, tantôt l’autre le porte, lumineux, plus gros qu’un oeuf d’autruche. Il faut peut-être aller voir chez les Grecs : l’oeuf primordial de la tradition orphique, ou cet étrange récit du Banquet de Platon, selon lequel l’homme et la femme n’auraient d’abord été qu’un tout vaguement sphérique que Zeus un jour aurait tranché en deux, pour lui apprendre à vivre.
Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt est une oeuvre très ambitieuse et très belle pour trois, quatre, cinq interprètes. Ambitieuse par son thème, par sa longueur et le nombre de ses danseurs, belle par sa danse, lente et hiératique, géométrique et sémaphorique mais sans sécheresse, et cependant empreinte de douceur, à la façon de Maurice Denis. Le cercle tempère la droite, le bercement la marche. Malgré le dépouillement, malgré le blanc et le noir, cette Buren de la danse transmet un sentiment charnel, comme par ces fouettés de pied qui rappellent une jument impatiente, les métaphores érotiques du Moyen-Orient.

Perrine Valli, Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt, 21-09-2010, n° 7646

Le fond sonore (Jennifer Bonn) déploie l’espace, les feuilles, le vent, les mouches. Sans doute n’y a-t-il pas de vent au Paradis, ni de mouches au Paradis, et c’est bien dommage. J’aime le chant des mouches, annonciateur de pourriture et de décomposition, chant du festin naturel et de l’éternelle renaissance. Voyez comme les mouches palpent les morts pour les éponger. On ne saurait mieux sonoriser la chute du Paradis. Ici-bas règne la réincarnation continuelle. Le vivant se nourrit du mort, perpétuellement.
A ce roulement des éléments répond, sur scène, le roulement permanent des corps, des personnages qui paraissent, s’effacent et reparaissent, le glissement des cadres, formant tableaux, un théâtre sans paroles. Perrine réussit l’alliance très délicate de l’abstraction et du prosaïque. Des cadres noirs servent de passerelles par lesquelles du mythe on passe au foot, envisagé comme une métaphore de la domination masculine. Des sas polysémiques, abstractions spatiales et cages de but, féminins couchés, masculins dressés. L’oeuf devient balle, la main de Dieu ou la pluie d’or des Anciens une pluie de cartons jaunes.
Perrine Valli me semble à la croisée des chemins. “Le poète dramatique”, écrivait Maeterlinck, “est obligé de faire descendre dans la vie réelle, dans la vie de tous les jours, l’idée qu'il se fait de l’inconnu” (Théâtre, préface, 1901). C’est ce que Perrine semble vouloir faire, mais trop timidement encore.


A dire vrai, j’ai du mal à distinguer son Eve de sa Lilith, tant toutes deux paraissent également sages. Elles se mêlent d’ailleurs parfois dans une roulade fusionnelle. Adam quant à lui, grand et beau comme un Apollon, est au fond effacé, presque transparent. Dans un Déjeuner sur l’herbe esquissé, c’est lui qu’on déshabille ; plus tard, c’est la femme qui mime l’Homme de Vitruve. La chute du Paradis est insensible. De prime abord, tout semble en quelque sorte ouaté. Mais en vérité,  Perrine Valli contredit méthodiquement l’histoire de l’homme et de la femme, intervertit sciemment les rôles, désarme la puissance masculine. Sans le dire, elle préfigure le règne de la Femme.

Perrine Valli, Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt, 21-09-2010, n° 7697

Tout ceci n’est certes que supposition car Perrine, comme tant d’autres artistes contemporains, se garde d’être trop explicite. Certains aiment cette indécision, comme notre ami Guy Degeorges ; quant à moi je préfère, et je crois que notre époque en a dramatiquement besoin, des propositions fortes et tranchées, engagées. Si donc Perrine Valli a quelque chose à déclarer, qu’elle parle maintenant haut et fort !

♥♥♥♥♥♥ Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt de Perrine Valli a été montré en avant-première à Mains d’Oeuvres le 22 septembre 2010.

Retrouvez ici l’avant-première de Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt en images


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