A ce qu’il paraît, on ne commente pas une décision de justice. Je m’en abstiendrai donc. Je rapprocherai simplement deux jugements.
Le 12 décembre 1999, le pétrolier Erika a fait naufrage au large de la Bretagne. Le coût estimé des dommages causés avoisine le milliard d'euros. Le Groupe Total, propriétaire de la cargaison, a été condamné par le tribunal correctionnel de Paris, le 16 janvier 2008, à verser 192 millions d'euros aux parties civiles. En mars 2010, la Cour d’appel a considéré que Total n’était pas redevable d’une indemnisation.
Jérôme Kerviel est une personne privée, avec des ressources sans commune mesure avec celles dont peut disposer une entreprise comme Total qui, en 2009, a réalisé 7,8 milliards d’euros de bénéfices. Il vient d’être condamné trois ans de prison ferme et à 4,9 milliards d'euros de dommages et intérêts à verser à la Société Générale.
Dans cette dernière affaire, il est apparu que, étant donné qu’elle avait subi des pertes, la Société Générale avait bénéficié d’une créance d’impôt correspondant à un tiers du montant de ses pertes, soit environ 1,6 milliard d’euros. A ceux qui s’indignaient de voir la Banque réclamer un dédommagement supérieur à sa perte nette, Maître Jean Veil, avocat de la Générale, a, selon Le Monde daté du 12 octobre, déclaré : « Quand une entreprise se fait voler de l’argent à la suite d’une fraude, il est normal que l’assiette de son impôt diminue ».
Il est saisissant de devoir observer qu’un avocat aussi puissant a commis deux erreurs dans une seule phrase. Tout d’abord, la banque n’a pas été volée. Elle a perdu de l’argent suite aux opérations frauduleuses d’un de ses employés mais les sommes disparues n’ont pas abouti dans les poches du coupable. Ensuite, il n’est pas nécessaire pour une entreprise d’avoir été victime d’une fraude pour que la collectivité lui accorde un « report déficitaire », prenant ainsi à sa charge une partie de la perte. Il suffit qu’elle ait enregistré une perte, quelle qu’en soit l’origine. Et il est pour le moins imprudent d’affirmer que cette pratique est normale. Lorsqu’une entreprise est victime de ce que les Anglo-Saxons appellent un « act of God », telle une catastrophe climatique ou un tremblement de terre, il est normal que la solidarité nationale se mobilise en sa faveur. Mais ses pertes peuvent résulter d’une mauvaise gestion, ou, comme ici, d’un défaut de surveillance, et un tel geste qui revient à exonérer l’entreprise de sa responsabilité est au contraire tout à fait immoral.
Mais Maître Jean Veil ne s’arrête pas en si bon chemin. Il poursuit ainsi : « la banque n’a pas bénéficié d’une économie d’impôts, puisque le jour où M. Kerviel la remboursera, les sommes versées seront fiscalisées ». C’est admirable ! Maître Veil peut-il nous indiquer quand il pense que ce jour arriverait ? Pendant que M. Kerviel purgera sa peine de prison ou bien, ensuite, quand il aura acquis une surface financière vingt-cinq fois supérieure à celle du Groupe Total, pour pouvoir s’acquitter de dommages et intérêts vingt-cinq fois supérieurs à ceux réglés par le pétrolier ?
A moins que, sur la base de la conviction de Maître Veil, la Société Générale soit prête à accorder à Jérôme Kerviel un prêt de 4,9 milliards que celui-ci rembourserait fidèlement, plus tard, dans quelques milliers d’années ...