« Le Cri d’Antigone » à la Maison des Métallos (critique)

Par Sumba

De l’union du « Cri » et du chant kabyle, renaît Antigone

De Sophocle à Henry Bauchau, Antigone a traversé bien des âges et des contrées. Le temps l’a comme épurée, fortifiée aussi, jusqu’à en faire l’incarnation de la force féminine, qui ne craint plus de prendre seule la parole face au monde. Dans sa mise en scène du « Cri d’Antigone », Géraldine Bénichou fait de la révolte mythique une symphonie virtuose : en joignant au monologue de Magali Bonat les chants kabyles de Salah Gaoua, elle offre à la Maison des Métallos un « Cri » déchirant d’humanité.


« Tout le monde va disparaître » : cette sentence, irrévocable, s’élève dans une salle sombre peuplée de présences spectrales. Rocailleuse, rescapée provisoire d’une catastrophe qui continue sa traque, la voix aux accents d’outre-tombe semble devoir fournir un effort immense pour parvenir jusqu’à nous. Mais un chant, une profonde litanie andalouse, lui ouvre le chemin. Si bien qu’elle ne peut plus se défiler : son récit devra se poursuivre jusqu’à son issue fatale, malgré la difficulté à retracer la genèse d’une tragédie dont, par définition, la fin est connue depuis le début.

D’ailleurs, la fin de la pièce, la mort de cette femme que l’on identifie sans peine à Antigone, n’est pas la seule à faire partie de la culture classique. Aussi, quand la créature jusque là recroquevillée se lève pour annoncer son retour à Thèbes, quand elle évoque son long parcours auprès d’Œdipe, la légende nous revient en mémoire et entame sa marche inexorable. Rythmée par l’âpre et sublime texte d’Henry Bauchau, la lente chute d’Antigone se met en marche. Impuissante face à la lutte qui oppose ses deux frères Etéocle et Polynice, celle qui refuse la règle selon laquelle « les femmes doivent toujours céder à la folie des hommes », est malgré elle réduite au rôle de spectatrice du duel mortel. Si elle ravale sa douleur, elle ne peut réprimer son cri lorsque, ultime humiliation, le roi Créon refuse la sépulture à Polynice.

Ce cri, cette rage verbale dirigée contre un monde régi par l’absurde, ne pouvait qu’être porté par une bouche et un visage tendus, presque arides. Or, avant même de pouvoir discerner les traits de la comédienne, on la devine taillée pour le rôle, tant sa voix profonde paraît être le résultat d’une vie d’épreuves, de douleurs. Comme si de son existence il ne restait que « le cri d’un enfant malingre, enfermé dans une cave », et une figure émaciée, peut-être devenue fantomatique à force d’avoir été trop sollicitée par la vie. Aucun doute : Magali Bonat prête son physique à l’héroïne au point de renier son corps de femme, pour ne plus incarner que l’essence de la féminité. Car l’Antigone qui prétend être née pour mendier, qui le fait pour Oedipe puis pour les Thébains au détriment de sa propre fierté, a dû se dépouiller de tous les attributs superficiels de la féminité. Le corps de l’actrice, vêtu d’une tunique assez large pour lui servir de linceul ainsi qu’à son frère défunt, est entouré d’un aura d’autant plus fort qu’il est dénué de toute sensualité. Majestueux, il semble débarrassé de toutes contingences, comme purifié.

Tout pathos est exclu de l’interprétation : si Magali Bonat adopte par moments des postures presque extatiques, elle les quitte rapidement pour retrouver son attitude habituelle, empreinte d’un évident cynisme et même d’un humour inattendu. Celui-ci apparaît tout au long de la pièce au détour d’une phrase, d’une intonation, et ce dès l’entrée de l’héroïne à Thèbes. De plus, dans les moments les plus chargés en émotions, le chant vient prendre le relai du monologue. Salah Gaoua sort alors de l’ombre dans laquelle il était relégué. Ses traits se dessinent en même temps que son timbre se fait entendre. Bien que toutes autres que le récit fait par Magali Bonat, les mélopées kabyles qui lui font écho semblent faites pour exprimer la même détresse. Sans doute parce que, si elles sont ici portées par un homme, ces chansons appartiennent pour la plupart à un répertoire traditionnel féminin. Ainsi la barrière des langues perd toute réalité : le chant sacré des pleureuses, venu du Maroc, nous parle la même langue qu’Henry Bauchau, d’une tristesse immense. Pourtant, tout espoir n’est pas exclu de cette pièce qui s’achève dans le sang. La belle sensibilité de Magali Bonat et de Salah Gaoua est là pour nous dire que, même au fond de l’abîme, subsiste un peu d’amour…

Le Cri d’Antigone, d’après le roman de Henry Bauchau (éditions Actes Sud)

Adaptation et mise en scène : Géraldine Bauchau
Avec : Magali Bonat, Salah Gaoua
Scénographie : Anouk Dell’Aiera
Costumes conçus par Cécile Léna et réalisés par Florence Gil
Lumières et régie générale : Thomas Chazalon
Création sonore : Philippe GordianiSon : Yannick Vérot
Maison des Métallos – 94 rue Jean-Pierre Timbaud – 75011 Paris
Réservation : 01 48 05 88 27
Du 13 au 22 octobre, du mardi au samedi à 20 h 30, dimanche à 17 h 30
14 €| 10 €| 5€