" Irresponsable ! ". L' élément de langage est sur toutes les lèvres umpistes, et s'adresse à la Némésis du président de la République, et accessoirement première secrétaire intérimaire du parti socialiste, j'ai nommé Ségolène Royal. Irresponsable, donc, d'avoir jugé favorablement le fait que la jeunesse - en particulier lycéenne - descende dans la rue contre les retraites. " A 15 ans, à 16 ans, je pense en effet que les jeunes sont responsables et savent pourquoi ils descendent dans la rue. Je leur demande d'ailleurs de descendre dans la rue, mais de façon très pacifique ".
De quoi déclencher un tir de barrage évoquant le bon vieux temps du procès en folie et en incompétence de la campagne de 2007. Eric Besson s'en étoufferait presque : " démagogique [...] irresponsable [...] hallucinante [...] mais qu'est-ce que ça veut dire ? ". Oui d'ailleurs, irresponsable, admettons, mais pourquoi ? C'est que la majorité présidentielle, peut-être inspirée par le care socialiste, a le souci de la jeunesse et de sa sécurité. Nadine Morano s'inquiète de la " mise en danger " des adolescents, dont les " regroupements spontanés " peuvent dégénérer vite ; et puis il ne faudrait pas qu'ils oublient la loi, et le fait que le blocage des lycées est " totalement interdit ". Jean-Christophe Lagarde, quant à lui, rappelle la jeunesse à son autocentrisme : il n'y aucune raison qu'elle manifeste contre une loi qui ne la concerna pas directement, puisque les adolescents d'aujourd'hui ne seront en retraite que " dans 49 ou 50 ans ". Et puis le jeune a autre chose à faire que de s'encombrer de politique : comme le souligne Michèle Alliot-Marie, manifester, c'est " sécher les cours ", alors que l'on est " dans une période d'examens, juste avant la Toussaint ". Mieux vaut perdre deux ans de retraite qu'un point de moyenne ! Bref, et comme l'a déclaré Nicolas Sarkozy lors d'un déjeuner avec les députés Nouveau Centre, on ne peut pas " demander sérieusement à des enfants de 16 ans de manifester. " Dormez, jeunesse, et n'écoutez pas les irresponsables gauchistes qui vous exposent, en bref, aux foudres de la loi, aux violences urbaines, et à des points en moins sur votre copie.
Il faut se mettre à la place du . On l'imagine plein de bonne volonté et tout prêt à suivre les conseils bienveillants de ces tutélaires figures ministérielles. Mais admettons que le jeune ait un peu de mémoire et que, tout à son désir de bien faire, il essaie aussi de suivre ce qu'ont dit ou conseillé les mêmes, il y a quelques mois, voire quelques semaines ?
Le jeune de 16 ans voudrait bien, pour faire plaisir à son président, se comporter et se considérer comme un " enfant ", rester sagement à l'école puis rentrer chez lui goûter et faire ses devoirs. Mais dans le même temps, il se souvient que le sénateur Serge Dassault, dans la chaleur de l'été sécuritaire, et à la suite du fameux discours présidentiel de Grenoble, avait justement proposé de baisser la majorité pénale à 16 ans. Initiative isolé d'un franc-tireur ? Certes non, puisque cette idée avait déjà émergé dans la campagne présidentielle d'un certain ... Nicolas Sarkozy, en 2007 : " Est-ce que vous pensez vraiment que la femme qui a été brûlée vive dans un bus à Marseille en a quelque chose à faire que son agresseur soit un mineur de 16 ans ? ". Là, le jeune ne comprend plus : quand il s'agit de prendre position sur un sujet de société, il est encore un " enfant " (donc étymologiquement quelqu'un qui n'a pas la parole) ; mais quand il s'agit d'actes répréhensibles, il devient soudainement un adulte, pour lequel les portes du pénitencier ne sont pas prêtes de se refermer ?
La République, la citoyenneté, n'est-ce pas pourtant les devoirs, mais aussi les droits ? Le jeune est bien embarrassé, ne sachant plus à quel Sarkozy se vouer, celui de 2007 ou celui de 2010. D'autres souvenirs lui reviennent alors et ne font qu'ajouter à sa confusion. La même UMP a tenté à plusieurs reprises de mettre les jeunes - ou plutôt les " enfants ", selon la terminologie présidentielle - au travail, de plus en plus tôt. C'était " l'apprentissage junior ", du temps du CPE, mesure inscrite dans la fameuse loi " égalité des chances " et permettant, si l'on peut dire, à des jeunes de 14 ans de commencer leur insertion professionnelle. Puis lui succéda le DIMA, ou " Initiation aux métiers de l'alternance ", repoussant cette entrée précoce dans la vie active à ... 15 ans. De tout cela faut-il déduire que le Sarkozy pré-2010 était favorable au travail des ... enfants ? Le jeune, tiré à hue et à dia par ces messages contradictoires, ne peut pas s'empêcher de faire le lien avec la bienveillante mise en garde de Nadine Morano sur les dangers des " attroupements spontanés " : à tout prendre, n'y a-t-il pas plus de risques d'être victime d'un accident du travail à 15 ans, que d'avoir des soucis en allant manifester avec ses copains, à 16 ans ou plus, dans un cortège encadré par des organisations et leurs services d'ordre ?
Le jeune est décidément plein de bonne volonté, mais néanmoins coriace. Esprit de contradiction, quand tu nous tiens ! Tenez : quand il entend la PEEP se désoler de voir des responsables politiques l'appeler à manifester et lui inculquer la culture de la " désobéissance ", il se souvient d'un temps pas si lointain où ce satané président de la République - toujours lui - avait décidé d'imposer à l'école la lecture de la lettre d'adieu de Guy Môquet, mort à 16 ans d'avoir justement désobéi à l'ordre ambiant. " Point Godwin ! " rétorquera probablement le chœur des porte-parole UMP ; résister au nazisme, ce n'est pas protester contre une réforme des retraites. Le jeune veut bien leur concéder cela. Mais, puisque l'on parle de civisme, il se souvient également qu'une des marottes présidentielles, soutenue par l'inénarrable Martin Hirsch, est justement l'instauration d'un service civique ; et en faisant une rapide recherche sur Google (le jeune aime bien Internet), il retrouve même ce passage des vœux de Nicolas Sarkozy au monde associatif, en janvier dernier : expliquant que le service civique lui tient " particulièrement à cœur ", le président précise qu'il s'agit " pour les jeunes d'une chance unique de s'engager, de s'approprier pleinement les valeurs de notre pays, de ne pas être seulement spectateurs mais acteurs du monde qui est en train de se construire ". Et pour notre société ? " C'est un moyen de renforcer la cohésion sociale, en associant toutes les générations au service de la communauté ". Tiens, se dit le jeune, n'est pas justement ce que je ferais en manifestant au sujet de la réforme des retraites : m'engager, ne pas être un spectateur mais un acteur, m'associer aux autres générations ? Il faudrait savoir : si je fais cela dans le cadre du service civique présidentiel, je suis un bon Français ; si je prends l'initiative de le faire plus tôt et de mon propre chef, je suis un " irresponsable ", manipulé par la gauche et les syndicats !
Le jeune a beau être plein de bonne volonté et de bienveillance envers son président de la République, il commence à être rongé par le doute. Et si le problème, c'était justement qu'il se prenne en mains lui-même, et qu'il n'attende pas que l'Etat-UMP lui explique comment être un individu civique, responsable, et soucieux du " monde qui est en train de se construire " - ou plutôt que l'on est en train de lui construire ? Et si le sénateur Marini disait tout haut ce que ses collègues de majorité pensent tout bas, à savoir que ce qui est inacceptable, c'est que pèsent sur la direction de la France " des comités d'étudiants et de salariés ou de syndicalistes ", bref qu'il existe une démocratie vivante dans notre pays ?
Finalement Alliot-Marie a raison : ce jeune, il ferait mieux de se taire et de retourner faire ses devoirs.
Romain Pigenel