Dans un entretien accordé à « la Gazette des communes», Philippe Durrèche, apôtre de la cuisine collective bio et conseiller de nombreuses collectivités par le biais de son cabinet RSD, exhorte les maires à faire preuve « d’audace » en faisant « plus de bio et moins de viande ! ». Nous reprenons cette interview dont nous partageons l’intégralité des propos.
Une enquête UFC-Que choisir de 2005 révèle que 45% des villes ne respectent pas la moitié des critères nutritionnels définis par l’Education nationale. Mais ces normes sont-elles pas le résultat d’actions de lobbies ? Comment s’y retrouver ?
Philippe Durrèche : Effectivement, les normes définies résultent en partie des lobbies agricoles. Ce fut le cas du verre de lait distribué dans les écoles, à partir des années 70. Sous couvert de couvrir les besoins en calcium des enfants, et de participer ainsi à de meilleurs résultats scolaires, on a instauré le verre de lait en France. Ce qui permettait surtout de liquider une partie de la production laitière.
Aujourd’hui, à la table du Conseil national de l’alimentation [instance consultative qui formule des propositions en matière d'alimentation, NDLR] est venu s’ajouter le GECO, qui rassemble des industriels qui se disent » au service de la restauration scolaire » mais sont en fait des représentants des industries agricoles, les « lessiviers » et les marchands d’inox.
Qui peut me dire ce que vient faire le GECO au Conseil national de l’alimentation, à part vendre leurs produits ?
Alors comment s’y retrouver… Bonne question !
Certaines personnes, comme que le docteur Lilyan Legoff que je cite dans le livre, ont publié des travaux intéressants [1], montrant qu’on avait mangé trop de viande. Il explique en quoi ces excès sont nuisibles pour la santé mais aussi à l’échelle de la planète.
J’ai essayé de le dire aux maires : « plus de produits bio et moins de viande ! ». Mais jamais aucun n’a eu l’audace de diminuer les portions de viande. C’est regrettable car actuellement, diminuer les portions de viande, cela reviendrait à diminuer des produits comme les knackies, cordons bleus, steaks hachés, nugget’s, etc. qui ne sont ni plus ni moins que des produits transformés, à base de béchamel, conservateurs, de panures, des graisses polysaturées !
Les maires manquent de courage. Ils ne veulent pas prendre le risque d’offrir une prise aux adversaires politiques.
Bio, circuits courts de production, etc…Quelles initiatives faut-il encourager ?
Je dis souvent « il faut de l’affectif dans les repas ». C’est le problème d’avoir introduit la « bancabilité » dans le secteur de la restauration scolaire ; du coup il y a concurrence. Et la concurrence, c’est le contraire de l’affectif.
Réintroduisez de l’affectif dans la restauration scolaire et tous les problèmes se règleront naturellement. Car s’il y’ a quelqu’un de compétent en cuisine, il refusera de servir de la « cochonnerie » aux enfants.
L’amélioration de la qualité des repas ne passera pas par une décision technocratique. Chaque maire doit être sensibilisé à ces questions. En définitive, pour que les chose bougent il faut « bien voter ».
Dans votre livre, vous insistez beaucoup sur les procédures de contrôle que devraient mettre en place les délégants. Comment procéder ?
C’est d’une simplicité biblique ! Quand on fait soi-même, les boucles de contrôle sont automatiques. Quand on délègue, c’est une autre affaire. Le maire concentre tous ses efforts au moment de la passation des marchés, tous les 4 ou 7 ans. Un fois le marché attribué, le maire considère le dossier bouclé alors que ça ne fait que commencer !
Car il faut savoir une chose : le prestataire va gagner de l’argent grâce au travail qu’il ne fournit pas ! C’est l’anti-thèse de la notion de service public.
Le client d’une société de restauration est en fait le fournisseur de cash des actionnaires. Sans contrôle, sa tendance naturelle va être de rogner petit à petit sur la qualité des repas pour dégager le plus de marges pour les actionnaires.
C’est pourquoi il faut instaurer un contrôle au quotidien. Tout le monde y gagne, même le prestataire car s’il n’est pas contrôlé, il va exagérer, baisser en qualité et finirait par perdre son client.
Autrement dit « On a les sociétés de restauration qu’on mérite » ?
Tout à fait. Il faut définir dès le départ un cahier des charges précis et mettre en place par la suite un contrôle régulier.
Quid d’une visite surprise du maire, comme le suggère Jacques Pélissard ?
Cela n’aboutirait qu’à prendre le prestataire en flagrant délit à créer un climat exécrable. Et que serait la sanction dans ce cas ? Une rupture de contrat ? Non…
Le contrôle est un travail de quotidienneté avec la mise en place de pénalités et des corrections permanentes.
Ce qui est important, c’est d’institutionnaliser ce contrôle.
Cuisine centrale, régie directe ou faire faire par le privé : l’alternative existe-t-elle réellement pour les maires, les conseils généraux et régionaux ?
Je fais ou je fais faire ? Au final, il n’y a pas de grande différence de résultat. Si je décide de faire, il faut aussi choisir entre cuisine centrale ou plusieurs petites cuisines. A Toulon et Antibes par exemple, il existe plus de 100 écoles dans lesquelles la cuisine se fait sur place. Le secret est dans la logistique.
Quant on opte pour une cuisine centrale, la difficulté réside dans la liaison chaude. C’est un choix très difficile à assumer : la température ne doit jamais descendre en dessous de 63°. Il faut beaucoup de professionnalisme et c’est beaucoup de contraintes. La tentation est alors grande de se tourner vers la liaison froide mais le risque est de retomber dans le système que je dénonce : « légumes en boîte, pas de produits frais », etc. Ce n’est pas simple !
Cela dit, régulièrement, je reçois des demandes de devis de collectivités qui veulent remettre quelque chose en route. C’est le cas de Toulouse avec sa légumerie pour plus de 15.000 couverts.
Quels sont les freins quand une collectivité souhaite faire elle-même ?
Les freins sont les coûts d’investissement et de fonctionnement. Ce sont les hommes aussi. Quand on n’a pas de personnel compétent, il faut forcément se tourner vers le privé.
L’autre frein, en France, c’est la pression des services vétérinaires. Le corps des services vétérinaires fonctionne très très bien. Jusqu’au point, parfois, de réussir à véhiculer des idées fausses : les œufs, la mayonnaise fraîche, les carottes râpées, par exemple, ce n’est pas interdit !
Les services vétérinaires ont poussé parfois à mettre en place de grandes cuisines centrales en liaison froide. Et pour cause : on imagine aisément qu’ils ont plus de travail à inspecter une centaine de petites cuisines en liaison chaude qu’une seule grande, en liaison froide…
Mais ce qui m’indigne le plus, c’est lorsque certaines collectivités ont des cuisines sur place et qu’elles basculent vers une cuisine centrale pour des raisons de confort. C’est le cas de la région Rhône-Alpes qui vient de prendre une décision en ce sens. C’est désolant.
L’autre scandale, c’est que de plus en plus, des collectivités servent aux crèches les mêmes repas qu’aux enfants des écoles. Elles traitent avec le même fournisseur mais « tripatouille » le repas. C’est totalement illégal ! Il leur faudrait un numéro d’agrément. Ça c’est scandaleux.
Vous dîtes que la moitié des marchés n’est pas attribué en fonction du rapport qualité/prix mais en fonction du copinage, favoritisme et corruption. Ce que réfute Jacques Pélissard, dans le livre…
Je conçois parfaitement que Jacques Pélissard, en tant que président de l’Association des maires de France (AMF), ne puisse pas être d’accord avec ma dénonciation.
Mais ses deux arguments ne tiennent pas. Il évoque la commission « d’appel d’offres où l’opposition est représentée et où elle exerce son contrôle ». Je peux vous dire que bien souvent, le maire place à la tête de cet organe l’homme qui lui est le plus dévoué pour la présider. Jacques Pélissard met aussi en avant le fait que le marché est voté par le conseil municipal. Mais c’est une grande tartufferie ! Le conseil municipal, c’est une chambre d’enregistrement ; aucun membre du conseil ne connaîtra le fond du dossier !
Je rappelle qu’à l’indice de perception de la corruption (IPC), établie chaque année par Transparency International, la France est classée 24ème derrière Sainte Lucie et le Qatar. Je renvoie aussi aux études menées par l’OCDE (récompensé en septembre 2010 pour son rôle dans la lutte contre ce phénomène, NDLR), éloquentes.
Jacques Pélissard, sur sa communes de Lons-le-Saunier, évoque son expérience locale de la cuisine centrale et insiste sur un point : la pérennité du système pour assurer la qualité dans le temps.
Tout à fait. Les maires sont parfois obligés de tricher pour travailler avec un prestataire. C’est un arrangement avec la loi. Le code des marchés publics constitue parfois un frein. Je vais d’ailleurs demander à Bercy de faire évoluer la législation. Il faudrait, lorsqu’une société de restauration a donné satisfaction, que le délégant puisse continuer à travailler avec elle sans qu’il y ait tous les 4 ou 7 ans une remise en concurrence.
Autre point important : il faudrait que les collectivités puissent acheter leurs produits sur les marchés d’intérêt nationaux ou régionaux comme cela existait dans le précédent code des marchés. Les enfants gagneraient sur la qualité des fruits, trop souvent exécrables en raison de produits importés et les petits producteurs, y compris bio, pourraient accéder aux marchés des collectivités sans avoir à disposer d’une logistique de distribution – qu’ils n’ont pas – ou à répondre aux consultations de marchés publics – qu’ils n’ont même pas le temps de regarder.