Vient de paraître aux Éditions Gallimard, La Proximité de la mer, une anthologie de 99 poèmes de Jorge Luis Borges, livre édité, préfacé et traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet.
19
Le réveil
C’est la clarté, je monte lourdement,
De mes rêves vers le rêve habituel
Et les choses retrouvent, rituel,
Leur espace attendu, lorsque au présent
Converge, immense, accablant, le nuage
Du passé : les siècles de migrations
De l’oiseau et de l’homme, les légions
Détruites par l’épée, Rome et Carthage.
Revient aussi la quotidienne histoire :
Ma voix, mon visage, ma peur, mon sort.
Si cet autre réveil, qui est la mort,
Pouvait m’apporter un temps sans mémoire
De mon nom, de tout ce qui fut ma vie !
Si ce matin pouvait être l’oubli !
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78
Beppo
Le chat célibataire se regarde,
blanc, sur la face claire du miroir
et ne peut savoir que cette blancheur
et ces yeux d’or qu’il n’a jamais vus
dans la maison, sont bien sa propre image.
Qui lui dira que l’autre qui l’observe
est à peine un rêve de ce miroir ?
Je me dis que ces deux chats harmonieux,
celui de verre et celui de sang chaud,
sont des simulacres que prête au temps
un éternel archétype. Plotin,
cette ombre, l’écrit, dans les Ennéades.
De quel Adam avant le paradis,
de quelle divinité insondable
sommes-nous, les hommes, un miroir brisé ?
Jorge Luis Borges, La Proximité de la mer, une anthologie de 99 poèmes de Jorge Luis Borges, livre édité, préfacé et traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet, Gallimard, 2010, pp. 60 et 145
Le premier poème, n° 19, est extrait de L’Autre, le même, 1964. Le deuxième poème, le n° 78 est extrait de Le Chiffre, 1981
(attention, l’anthologie n’est pas bilingue, ces originaux ont été retrouvés en ligne)
El Despertar
Entra la luz y asciendo torpemente
De los sueños al sueño compartido
Y las cosas recobran su debido
Y esperado lugar y en el presente
Converge abrumador y vasto el vago
Ayer: las seculares migraciones
Del pájaro y del hombre, las legiones
Que el hierro destruyó: Roma y Cartago.
Vuelve también mi cotidiana historia:
Mi voz, mi rostro, mi temor, mi suerte.
¡Ah, si aquel otro despertar la muerte
Me deparara un tiempo sin memoria
De mi nombre y de todo lo que he sido!
¡Ah, si en esa mañana hubiera olvido!
Beppo
El gato blanco y célibe se mira
en la lúcida luna del espejo
y no puede saber que esa blancura
y esos ojos de oro que no ha visto
nunca en la casa son su propia imagen.
¿Quién le dirá que el otro que lo observa
es apenas un sueño del espejo?
Me digo que esos gatos armoniosos
el de cristal y el de caliente sangre,
son simulacros que concede el tiempo
un arquetipo eterno. Así lo afirma,
sombra también, Plotino en las Ennéadas.
¿De qué Adán anterior al paraíso,
de qué divinidad indescifrable
somos los hombres un espejo roto?
Jorge Luis Borges dans Poezibao :
bio-bibliographie, ex. 1, in notes sur la poésie, ext. 2
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