À propos de l'expression "génie incompris", on sous-entend généralement incompris par d'autres, un petit problème de réception chez un public pas assez attentif et pas assez ouvert. Il est en revanche bien rare qu'on évoque l'artiste lui-même. Pourtant, pas de monopole qui tienne, lui aussi peut se retrouver en position de ne rien entendre, d'être incapable de déchiffrer les signaux qui lui sont adressés. Sufjan Stevens est sans doute dans ce type de situation. Grisé par un succès qui le poursuit depuis Michigan, il se sent pleinement légitime en tout chemin emprunté. Et il semble puiser cette légitimité dans une forme de prophétie publico-médiatique fomentée en 2005 à la sortie d'Illinoise. Grand album, Illinoise ? Pourquoi pas, mais pas pour n'importe quel motif. Ce qui en ressort, c'est une voix angélique et extraordinaire, un talent d'écriture et une qualité de mélodiste hors-pair. C'est la grâce immédiate dont sont touchés des morceaux comme "John Wayne Gacy, Jr" ou "Casimir Pulaski Day". Et ces qualités sont éclatantes, irradient l'album et tempèrent les réserves de tous. Car même la plupart des amoureux de Sufjan Stevens trouvent ses disques trop longs, trop redondants, ses arrangements trop pompiers et approximatifs. Et ici se trouve précisément le malentendu : ce qu'on lui pardonne volontiers est dans son interprétation la centre de sa réussite, quiproquo malheureux qui explose au grand jour avec The Age of Adz. Le raté est visible dès le titre introductif, "Futile Devices", très belle folk song minimaliste qui s'annonce comme une mise en bouche, une légèreté avant de passer aux choses sérieuses alors que non, il ne faudrait justement pas passer à autre chose. Si on se permet de jouer les moralisateurs, c'est parce que les dernières interviews à propos de cet album disent des choses étonnantes : que c'est un disque sur la modernité, que ça pourrait être une parodie mais qu'il faut rappeler que derrière tout ça il y a de l'humanité (?). En vérité, ce disque est perdu, complètement à la dérive. De brillant songwriter, Sufjan Stevens a essayé de devenir à la fois Aphex Twin et Burt Bacharach. Mais en utilisant une orchestration Mattel, de l'électronique Play-Doh et des coeurs Fisher-Price, dans le moule grandissime des structures progressives. Cela a toujours été le problème criant des albums de Stevens : les arrangements manquent de liant, les sonorités manquent de finesse et tout est trop baveux et bavard. Le point de non-retour est ici atteint avec un album proprement indigeste, dont l'ambition s'apparente à celle d'un enfant rêvant encore de tous les possibles, enfermé dans sa chambre, jamais confronté aux limites convenables de la réalité. The Age of Adz occupe ainsi un territoire où personne ne s'était auparavant aventuré, malheureusement pour de bonnes raisons : pour éviter le supplice sonore que sont par exemple la boîte à rythme de "Too Much" et l'auto-tune utilisé au milieu d'"Impossible Soul". On en trouvera encore pour dire que Sufjan Stevens est un artiste incompris, mais cette fois-ci soyons fermes: il s'agit surtout d'un artiste qui n'a rien compris. 2/10.
Critique également disponible sur Goûte Mes Disques.