Tony Curtis est mort. A moins que vous ne vous intéressiez pas du tout au cinéma ou que vous rentriez d’un voyage au milieu des steppes mongoles ou des montagnes d’Alaska, ce n’est pas une nouvelle. L’acteur américain est décédé à 85 ans le 29 septembre dernier, et quand une légende du cinéma s’éteint, c’est toujours quelque chose qui s’éteint en nous en même temps qu’elle. Des souvenirs remontent à la surface, des souvenirs de spectateur auxquels on associe des moments de vie. Oh là, du calme je vais verser dans le sentimentalisme.
Quand un acteur du calibre de Tony Curtis meurt, ce qu’il se passe aussi, c’est que je jette un œil à sa filmographie pour me remémorer ses grands rôles. Et là, en me rendant sur IMDb pour parcourir la longue carrière du monsieur, je me rends compte avec étonnement et honte que je n’ai presque rien vu de ses films. Sérieusement. Bien sûr je me doutais que je l’avais plus souvent vu dans une certaine série télévisée éphémère mais tellement culte et multi diffusée en France que Tony Curtis y était à jamais associé. Mais Danny Wilde et le duo qu’il formait avec Roger « Brett Sinclair » Moore dans Amicalement vôtre a beau être emblématique, j’étais persuadé d’avoir vu Curtis dans une bonne dizaine de films… qui se sont révélés être seulement cinq après la fameuse lecture de sa filmo. Bien sûr il s’agit là des films que je me souviens parfaitement avoir vus, il doit bien en avoir un ou deux autres qui ne se sont pas accrochés férocement à ma mémoire, mais tout de même, le résultat est maigre.
Par ordre chronologique de réalisation, ces cinq films sont Winchester 73 d’Anthony Mann (1950), western avec James Stewart dans lequel Curtis était tout jeune et tenait un petit rôle ; Certains l’aiment chaud de Billy Wilder (1959), son film le plus célèbre et sa performance la plus débridée ; Opération Jupons de Blake Edwards (1959), dans lequel il partageait la vedette avec Cary Grant ; Spartacus de Stanley Kubrick (1960), dans lequel il jouait à merveille le sous-texte homo-érotique avec Laurence Olivier, et enfin La grande course autour du monde, un autre Blake Edwards (1965) dans lequel il retrouvait son partenaire de Certains l’aiment chaud pour une course poursuite digne des Fous du volant.
Voilà ce que m’a révélé la mort de Tony Curtis. Que sa carrière m’était finalement assez peu connue. Néanmoins le décès d’un grand nom du cinéma a toujours une conséquence positive pour les amateurs de salles obscures : les cinémas leur rendent hommage – au moins les cinémas spécialisés du Quartier Latin parisien. C’est ainsi que mardi soir je me suis attelé à rattraper mes lacunes en allant voir sur grand écran L’étrangleur de Boston de Richard Fleischer au Grand Action. Est-ce une coïncidence ou ont-ils profité de la triste nouvelle ?, toujours est-il que le cinéma de la capitale organisait cette semaine une rétrospective Richard Fleischer, qui a également réalisé Les Vikings dans lequel joue Curtis.
Enfin, après avoir failli manquer mon rendez-vous avec Curtis en me trompant de cinéma (j’ai noté tellement de films à voir ces temps-ci que je m’étais mélangé les pinceaux en me pointant au Reflet Médicis, persuadé que c’était là que le film de Fleischer se jouait. Heureusement que j’avais dix minutes d’avance, j’ai eu le temps de descendre toute la rue des Écoles pour me faufiler à temps au Grand Action… Je m’éparpille), j’ai vu mon sixième film.
L’étrangleur de Boston. Quelque chose frappe à la vision du film pour qui ne le sait pas. Le visage de Curtis s’étale sur l’affiche, son nom apparaît en premier à l’écran… pourtant l’acteur est invisible pendant la première heure du film. Même Henry Fonda se fait attendre en n’a apparaissant qu’après une vingtaine de minutes. La seule tête d’affiche à apparaître dès le début du film est ce bon vieux George Kennedy (pas vieux à l’époque et tout juste oscarisé pour Luke la main froide), incarnant un flic de Boston enquêtant sur une série de meurtres perpétrés sur des vieilles dames dans la région. Très vite, celui qui les commet est surnommé « L’étrangleur de Boston », et un procureur incarné par Fonda est chargé de coordonner les polices des différents districts.
L’enquête piétine, et tant que la justice voit les meurtres s’enchaîner sans parvenir à appréhender leur auteur, le fameux étrangleur reste dans l’ombre. Son visage n’apparaît donc qu’au bout d’une heure de film sous les traits de Tony Curtis. Forcément lorsque l’on vient à un film projeté en hommage à Tony Curtis et que celui-ci n’apparaît pas à mesure que le film se dévoile, l’attente se fait grandissante, et l’apparition devient du même coup un véritable jeu de mise en scène. Tony Curtis est mort, et me voilà à trépigner d’impatience pendant une heure pour qu’il surgisse enfin à l’écran. Puis contre toute attente, la caméra de Fleischer se glisse dans un modeste appartement, elle avance doucement dans le salon vers la forme d’un homme tenant dans ses bras son enfant. Il regarde la télévision, à travers laquelle se fait entendre la cérémonie d’enterrement de John Fitzgerald Kennedy, le 25 novembre 1963. On ne reconnaît pas tout de suite Curtis dont la position le place un peu dans l’ombre. La caméra continue à glisser vers lui, jusqu’ à ce qu’enfin le doute ne soit plus permis. Il est là. L’air choqué, triste devant les images du cérémonial pour JFK. La caméra continue à chercher le mouvement pour décrire cette scène de la vie ordinaire d’un homme que l’on devine, que l’on sent être ce fameux étrangleur après lequel la police court depuis une heure.
Je me souviens avoir vu Le Troisième Homme de Carol Reed en guettant à chaque scène l’arrivée d’Orson Welles. Celle-ci se faisait également attendre, car comme l’étrangleur il s’agissait d’un personnage dont on parlait depuis le début du film sans le voir. Puis Welles et son personnage d’Harry Lime aimantait soudain la caméra dans une apparition qui reste l’une des plus théâtralisées et jouissives de l’histoire du cinéma. L’apparition de Curtis dans L’étrangleur de Boston est certes plus sobre mais tout aussi forte. Peut-être parce que Tony Curtis est mort il y a deux semaines et que je venais autant pour lui que pour le film.
Une fois que Tony Curtis et son étrangleur prennent place à l’écran, c’est presque un second film qui commence qui tient plus du drame psychologique, dans lequel la personnalité de l’étrangleur se révèle complexe, double, et permet à Tony Curtis de livrer une interprétation remarquable accaparant l’attention et cassant l’image de séducteur qui était la sienne à l’époque. Il est sûrement quelque peu regrettable que L’étrangleur de Boston ne soit pas plus homogène dans l’évolution de son intrigue, se scindant ainsi en deux, mais le film de Richard Fleischer s’avère tout de même un véritable film de son époque, examinant l’incompréhension face à la violence et ses causes dans une Amérique encore orpheline de Kennedy et en pleine Guerre du Vietnam. Sorti la même année que L’affaire Thomas Crown, il est amusant de constater que L’étrangleur de Boston fait lui aussi une audacieuse et abondante utilisation du split screen. Le film de Fleischer est globalement plutôt ingénieux dans le montage, le film se permettant également vers la fin des enchaînements présent / flashbacks très malins.
Tony Curtis est mort. Ce n’est plus une nouvelle, mais une belle occasion de partir à la découverte de sa filmographie. Pour continuer à faire vivre cette Josephine qui s’en est allée danser avec Daphné et Sugar.